Sisyphe faisant la vaisselle. |
Plongé dans un bain de bienfaisante inaction à base de tilleul et de fleur d'oranger, voilà que me vient, la torpeur aidant, l'idée saugrenue que ma priorité du jour, en sortant de ma baignoire, sera de faire la vaisselle.
Faire la vaisselle ! Comme si la vaisselle pouvait se défaire entre-temps. Se défaire, peut-être, de cette vilaine habitude de s'entasser sounoisement. Ou comme s'il y avait une urgence absolue à laver et essuyer ce tas d'assiettes sales et de couverts (de bactéries?) qui ne cessent de s'empiler, se désempiler, se réempiler... Et d'abord, pourquoi doit-on faire la vaisselle? Parce que nous voulons manger dans des assiettes propres, d'accord. C'est sans doute ce qui nous distingue de l'animal qui, lui, pourvu qu'il bouffe, se fout de la propreté de l'écuelle. Ce que j'ai fait, aucune bête ne l'aurait fait: la vaisselle. Lumineux. Je viens enfin de comprendre le sens de l'exploit de Saint-Ex, dont le nom rime avec Spontex. Et qui savait, lui, à force de tenter de gratter la crasse au fond de sa gamelle, que l'essentiel reste invisible pour les yeux...
Mais pourquoi, cependant, cette obstination quasi obsessionnelle de ma part à me soumettre, presque jour après jour et toutes affaires cessantes, à la corvée itérative que m'éviterait sans doute l'achat d'un lave-vaisselle? A supposer que l'engin se remplisse et se vide tout seul, ce qui me ménagerait vraiment.
C'est que, vaisselle manuelle ou geste automatique, il y a quelque chose du mythe de Sisyphe dans ce châtiment-là, cruellement répétitif, qui nous impose de semaine en semaine sa cadence ménagère et sa noria de verres et de petites cuillères, pour avoir tant bu et mangé.
Encore que Sisyphe, lui, bien que drôlement puni par les dieux pour une sûrement très grosse bêtise (leur avait-il piqué tous les raisins en fondant Corinthe?), se la roulait plutôt tranquille, sa pierre. Car Sisyphe, lui, pouvait se contenter de pousser éternellement son rocher dans le Tartare avant de le hisser sur la colline, dont il ne manquait jamais de dégringoler, pour y remonter ensuite, belote et rebelote. Bien sûr il avait pris perpète à ce petit jeu de bouloir, mais Zeus ne l'obligeait pas, en plus!, à nettoyer son caillou, même plein de boue et de sauce tartare. Du reste, il pouvait toujours demander un coup de main aux cinquante Danaïdes qui, les pieds dans le Tartare également, avaient toujours un seau d'eau sous la main pour remplir leur Tonneau sempiternellement vide (elles aussi avaient toutes plongé et pris perpète aux Enfers pour avoir tué leurs maris, les vilaines). A la plonge, les filles...
Le tonneau percé se vidait aussi vite qu'on y rajoutait de l'eau, ce qui est un peu devenu le principe du lave-vaisselle, à moins que je me trompe. En tout cas, on ne me fera jamais croire que cette machine consomme moins d'eau qu'une vaisselle à la main. Ce que je continuerai donc imperturbablement à faire. Comme beaucoup de gens probablement, adeptes obligés de la méthode Sisyphe (à ne pas confondre avec le « refroidissement Sisyphe » qui, nous dit Wikipedia, est une technique de refroidissement d'atomes par laser; quoique maintenant, sait-on jamais, avec l'eau radioactive à la sortie du robinet...).
Ainsi donc, voilà pourquoi la vaisselle, lourde punition mythologique dont témoignent encore quelques vieilles amphores bien récurées, est définitivement une corvée, gravée dans notre inconscient collectif. Une corvée que nous nous infligeons parce que nous nous sentons coupables, sûrement. Parce que nous sommes coupables, certainement. De quoi, allez savoir... Peut-être de toujours vouloir remettre à demain le peu de vaisselle que nous devrions et pourrions faire le jour même?
...La semaine prochaine nous parlerons de la procrastination et du conflit de décision. Peut-être. Il ne s'agirait pas de casser la vaisselle.