Germaine Supercentenaire et le Faucon Maltais




Quel rapport entre une petite supercentenaire belge de 110 ans, Germaine Degueldre, et le Maltese Falcon, orgueilleux supervoilier géant des temps modernes, actuellement ancré dans le port du vieil Antibes? A priori aucun. Si ce n'est que l'une et l'autre sont des "super"-vedettes d'Internet. Et qu'à une semaine d'intervalle je les ai eues toutes deux devant l'objectif de mon gsm, devenu soudain une formidable machine à accélérer le temps et accentuer les contrastes.

L'une, ma grand-mère Germaine aux cheveux blancs, toute menue sur sa chaise, marche un peu comme Popeye dont elle a le menton en galoche, s'anime en récitant à qui veut l'entendre "Le Ratelier", petit bijou d'humour grivois d'un autre âge. Et est définitivement à l'ancre dans sa maison de retraite près de Binche (Hainaut), où elle a fêté ses 110 printemps révolus, on peut le dire, ce 26 septembre 2010. La voilà entrée dans le club international très fermé des "supercentenaires" - dit The 110 Club -, propulsée sur la 3e marche du podium des supermamies de chez nous par la grâce d'un classement en ligne et en anglais sur Wikipédia, dis donc (il y a des gens qui n'ont vraiment rien d'autre à faire que d'établir des "top ten" sur toutes sortes de sujets: autre point commun entre ma super-Bobonne, petit nom que je dévoile, et les grands yachts avec ou sans voiles). Je faisais un rapide calcul en partant la voir: plus de 40.000 jours de vie au compteur, 40.000 jours de mer patiemment parcourus, dont un tiers entre deux guerres et les trois-quarts en mère, en grand-mère, arrière et même arrière-arrière-grand-mère depuis deux ans. 40.000, comme les kilomètres pour un tour de la terre sans escale et finalement en solitaire, fameux Vendée Globe tout de même pour un petit bout de femme qu'on n'aurait jamais cru bâti pour. Et pourtant si effacée, si modeste. 

Et puis en face, voilà l'autre, ce grand prétentieux de Faucon Maltais, pardon Humphrey, Maltese Falcon, avec ses gigantesques trois mâts rotatifs en carbone, ses 15 voiles de 2.400 m2 et ses 88 mètres de la proue à la poupe pour en faire, sous-marin de poche inclus, le voilier privé le plus grand et le plus cher du monde. (Réalisé pour 130 millions de dollars, estimé à 100 millions d'euros mais revendu à 70, soit 100 millions de dollars, sans le sous-marin paraît-il, par son ancien proprio le magnat américain de l'informatique Tom Perkins, un des investisseurs de Google, entre autres).
Lancé il y a quatre ans à peine, ce voilier à moteurs  (deux et de 1800 chevaux tout de même, au cas où le vent tomberait, on n'est jamais trop prudent !) a "150 ans d'avance", disent certains, sur le plan technique (et c'est vrai qu'il a de la gueule comme "pointu"). Mais quelle allure aura-t-il, lui, dans cent ans, s'il y arrive? A quoi bon 150 ans d'avance si c'est pour mal vieillir? Et sera-t-il seulement capable de faire une fois au moins le tour du globe, tout en enrichissant un peu plus sa nouvelle propriétaire, ancienne plus jeune responsable exécutive internationale de BP (célèbre sponsor maritime du Golfe du Mexique), qui dit n'avoir pas le temps de naviguer, travaillant dix-sept heures par jour, et qui continuera à le "louer en charter à 375'000 livres sterling la semaine pour, par exemple, une traversée de l'Atlantique en dix jours." ? A ce prix-là, on peut imaginer qu'il ne bouge pas beaucoup non plus de son port d'attache usuel (pas les Îles Caïman je veux dire, les bien nommées, là où sont enregistrés officiellement tous ces gros requins, euh, poissons, mais où ils ne vont guère).

Bref, ce que je veux souligner ainsi, ce n'est pas seulement l'invraisemblable sinon insensée accélération technologique, en un siècle à peine, de notre monde soudain saisi de super-, d'hyper-modernité (quand ma grand-mère est née, les p'tits bateaux n'avaient pas de moteurs, les gros non plus d'ailleurs). Mais c'est aussi la confrontation absolue, le décalage absurde, le gouffre abyssal désormais entre deux mondes, deux manières de vivre, deux vitesses incommensurables d'un temps aux flux accélérés, pour dire comme Virilio. 
Ne parlons même pas de la démesure indécente que permet tant d'argent si vite accumulé. Comment est-il encore possible que ma grand-mère et d'autres personnes aussi modestes sûrement puissent atteindre le 110 et plus au compteur, vivant si peu et de si peu, tranquillement assises sur leurs chaises à regarder passer les jours, quasiment à l'arrêt? Tandis que d'autres figures du temps foncent à une vitesse folle dans l'existence, flambent leur fric, festoient frénétiquement, follement méprisantes de tout et de tous, tellement occupées à faire encore plus et plus vite fortune qu'elles n'ont plus l'heur d'en profiter, les pauvres... 
Pauvreté, richesse: l'une est lente, pesante, patiente, forcément immobile, l'autre est faste, filante, nerveuse, avide du vite. Simplicité et sobriété d'un côté, croissance exponentielle de l'autre. Fixité versus fluidité? Supercentenaire contre Faucon Maltais. Confrontation terrible.