Le Roi Krog (parabole un brin sarkostique...)




Le Roi Krog © Jacky Degueldre 1998

Le Roi Krog avait vraiment une sale tête. C’est bien simple, dans son petit royaume, personne ne le trouvait sympathique. Mais, bon, c’était le Roi. Et puis, il était très riche. Et chacun, pour recevoir un peu de son or, était prêt à le parer des plus grandes qualités.

Un bon cœur? Oui, sans doute, si l’on mesurait sa bonté au nombre de ceux qu’il avait un jour remerciés, par une médaille ou une pièce, de l’avoir ainsi hypocritement nommé.

Petit à petit, le royaume de Krog au Bon Cœur était donc apparu largement peuplé de lâches et d’hypocrites, capables seulement de flatterie éhontée. Ce qui, assurément, ne les rendait pas plus sympathiques que leur Roi n’était vraiment bon, ni doté d’une bonne tête. Mais, belle ou pas, c’est bien la tête couronnée de Krog qui figurait sur les souverains d’or qu’il distribuait avec une générosité calculée à ses sujets. Et d’en posséder quelques-uns, eux aussi, semblait suffire à leur bonheur. Car, au fond, entre un roi si avide de compliments et un peuple si prompt à monnayer les louanges dues à sa royale altesse, tout allait pour le mieux. Et pour peu que chacun des deux donnât à l’autre en suffisance ce que celui-ci en attendait, ce plaisant commerce aurait pu continuer fort longtemps...

Jusqu’au jour où, constatant avec embarras la lente mais évidente diminution de sa réserve d’or (on l’avait exagérément complimenté sur sa bonté cette année-là), le Roi Krog s’avisa de lever un impôt d’un genre nouveau pour se refaire un peu de monnaie. Pas grand-chose, non, juste une contribution symbolique, un don : le Sou du Roi.

Les pauvres bien sûr, les miséreux, les vraiment démunis n’auraient pas à le payer. Il n’y avait de toute façon rien à leur prendre, pas plus que de compliments à en attendre. Les autres par contre, tous les autres, pour chaque souverain d’or en leur possession (Krogolt, disait-on dans la langue locale), avaient à en reverser immédiatement la centième partie - le Sou du Roi - au Trésor royal, qui pourrait ainsi continuer à financer les bonnes oeuvres de Krog au Bon Coeur.

Les réactions ne tardèrent pas. D’abord timidement puis de plus en plus fort, des voix s’élevèrent disant qu’un roi qui se payait la tête de ses braves sujets ferait bien de ne pas trop risquer la sienne. Déjà qu’elle était assez moche comme ça et que beaucoup la verraient mieux piquée au bout d’une fourche qu’imprimée en relief sur l’unique Krogolt qu’ils avaient en poche.

L’un d’eux précisément, qui n’était point sot et qui certes ne devait rien au Roi, ayant gagné sa pièce d’or au prix de grands efforts, eut une idée brillante. Evaluant le royal profil estampé sur chaque pièce à au moins le centième du poids de celle-ci, il entreprit de le polir et le limer jusqu'à ce qu’il fût quasiment effacé. De sorte que l’on ne pouvait plus y reconnaître la sale tête du Roi Krog ni même identifier à coup sûr la monnaie du pays. D’ailleurs si c’était là un Krogolt, disait-il en exhibant la pièce, c’est que le Sou du Roi avait été depuis longtemps redistribué entre toutes les mains qui l’avaient tenue et usée ! Ainsi évita-t-il l’impôt tout en s’attirant la sympathie des rieurs.

L’affaire en effet fit grand bruit et tous dans le royaume s’empressèrent de suivre son exemple, éliminant l’affreux Krog d’un coup de lime et se moquant ouvertement des envoyés du Roi.

Bientôt plus personne ne songea sérieusement ni à payer l’impôt ni à complimenter faussement un Roi aussi cupide. Krog, du reste, ne sortait plus de son palais, se gardant bien de distribuer ses derniers souverains, même et surtout à sa petite cour d’indécrottables flatteurs. A tel point que, dans le pays, on finit par oublier à quoi il ressemblait, puis sa présence, son existence même.

Mais lorsque quelqu’un parla de nommer un bon Président, tout le monde en revanche se souvint facilement du courageux qui le premier avait osé lui tenir tête. En plus, l’homme détestait qu’on l’en félicitât. Franchement, qui pouvait faire un meilleur Président ? Il fut élu. Quant à Krog, il eut bien d’autres soucis que son or et le trou dans sa caisse. Des trous, paraît-il, dans les toits du palais !