Nouvelle (JD, 2008)


Le troisième type


Comme souvent quand son sourire exprimait le contraire, Fulgence devait fulminer. Jamais je n’aurais dû m’embarquer dans cette histoire de folles. Elvire est vraiment dingue ! Quelle idée d’organiser un casting sentimental, comme elle disait, entre trois types qui ne se connaissaient même pas. Au prétexte d’un barbecue champêtre, en plus, façon auberge espagnole : « amenez ce que vous souhaitez griller et boire, je m’occuperai des salades et des tartes » précisait le mail de Fulgence, tu parles ! Tout ça parce qu’elle ne savait pas trop comment choisir le prochain homme de sa vie ni, surtout, lequel des trois.
En bonne copine et coach sportive de surcroît – deux ans déjà que l’une apprenait à l’autre à courir sans se faire mal -, Elvire avait tout de suite pris l’affaire en mains. Une petite phrase dans le journal, un simple aphorisme publicitaire avait dû tout déclencher. « C’est l’équivalent du speed dating pour les idées. » Eh oui, c’est là-dessus qu’elles étaient, très vite, parties en vrille.

…Ben la voilà l’idée !, avait lancé Elvire avec ce sourire démoniaque qui lui creusait aux joues de si jolies fossettes, on va t’organiser un speed dating perso. Mais plutôt que de faire défiler des mâles inconnus à la terrasse du Passiflore pour sept minutes de conversation insipide chaque fois – en plus, tu imagines, s’ils sont tous moches, gras du bide et cons… - , tu vas nous faire ta petite présélection, disons trois ou quatre bonshommes pas trop inintéressants qui te tournent autour, jeunes ou vieux on s’en fout, beaux mouais, c’est toi qui vois, mais riches t’oublies, ce sont les plus machos. Bref, tu choisis trois types plutôt bien et on te les convoque tous en même temps pour faire la fête avec toi entre amis, ça les fera sûrement venir et ça nous fera gagner du temps. Parce que moi je viendrai aussi, évidemment, avec Marc-Antoine, histoire de faire diversion en complétant le casting avec un couple d’invités crédible dans le décor. Lui et moi on t’aidera à départager, on les questionnera, mine de rien, on les cuisinera en cuisant les brochettes. Héhé, c’est rigolo cette idée de mettre nos trois petits cochons sur le gril, qu’est-ce que tu en penses ?
Fulgence en avait pensé qu’effectivement, ce pourrait être drôle de voir les trois garçons se disputer ses faveurs en essayant de l’être (drôle). Tout ça en n’ayant forcément que quelques minutes pour s’imposer aux autres dans la conversation. Et elle-même réglait d’un seul coup un problème très compliqué d’invitations à rendre.
Pas bête du tout, le plan du speed dating BBQ…

C’est donc ainsi que nous nous sommes retrouvés tous les six, un soir d’été, sous la tonnelle et sous une pluie naissante. Il y avait, outre les trois complices déjà nommés, Benoît le journaleux (sympa, idées claires, les yeux bleus fatigués du randonneur qui a suffisamment couru le monde), un certain Pascal (pantashort nonchalant, sourire aux lèvres, barbe épicurienne et verbe facile, le dilettante dans toute sa splendeur, quoique hors-concours peut-être car connaissant déjà notre jeune couple) et moi. J’avais bien vu d’emblée que Fulgence était un peu plus nerveuse encore qu’à l’habitude, mais il m’a fallu un certain temps pour y voir clair. Je vous passerai les détails. Faisons court. Disons qu’après quelques propos convenus sur le temps improbable qu’il faisait, la conversation a démarré laborieusement sur la maison, occupée pour quelques nuits d’été par Fulgence, et sur son coffre-fort naguère cambriolé. Que Benoît nous a presqu’aussitôt charmés avec le récit, véridique, de sa vieille tante ramassant une pierre précieuse oubliée dans une salle de coffres, la remettant au banquier en honnête personne qu’elle était et recevant dès lors, une fois par an et à la même époque, un ballotin de pralines, sans jamais pour autant rencontrer la personne qui lui signifia ainsi sa gratitude, toute sa vie durant.

Ajoutons que Pascal a bien diverti son monde lui aussi avec des histoires de tuyauteries et de robinets à remplacer dans un hôtel de maître, de vieilles rombières et de baise-main mouillé… ou était-ce la langue de son grand dogue allemand léchant la main de la consule de Belgique en Inde, ha ha ha, je ne sais plus.
Comme je ne sais plus non plus ce que moi-même j’ai bien pu raconter ce soir-là.
Je ne me souviens d’ailleurs pas avoir été particulièrement drôle, avouons-le.
Pourtant c’est bien moi qui suis resté le dernier, seul avec Fulgence. Nous étions assis sur un grand canapé, occupés à regarder comme des estampes japonaises la collection de photos de ses amis propriétaires – un gros album passionnant : comment la maison était au départ, comment ils l’avaient progressivement retapée, avec qui, pourquoi le jardin de curé, etc – quand son portable a émis un signal.
C’est Elvire, je le savais, a-t-elle souri mystérieusement en refermant l’appareil après avoir lu le message.
Et là, soudain, tout s’est mis en place dans ma tête.
C’est là que j’ai compris que le piège allait se refermer sur moi, que toute cette mise en scène n’était qu’une machination féminine et que ces deux diaboliques-là allaient m’avoir, dieu sait comment, si je ne me mettais pas hors-jeu moi-même. Moi, le troisième type pour lequel était organisée toute cette rencontre. Elles avaient dû bien rire en la préparant.
Alors lâchement je suis parti, moi aussi…
Mais depuis lors je me demande ce que pouvait bien suggérer ce coaching à distance et à retardement, pourquoi les sourires cruels de la charmante Elvire, pourquoi une griffe métallique à trois dents acérées traînant sous la table du repas, où donc étaient passés les gentils propriétaires qui prêtaient ainsi leur maison à Fulgence. Et si c’est elle(s) qui étai(en)t folle(s) ou moi qui devenais parano…