Le Carré de Riorim (nouvelle, JD, 2002)



Le carré de Riorim

C'est un objet étrange. Un véritable miroir métallique aux reflets irisés, comme auraient pu s'en servir les nobles dames d'autrefois. Mais si j'en juge à son aspect rustique et à quelques détails insolites, celui-ci a dû voir passer beaucoup de belles sans pour autant appartenir à l'une d'elles. Pas de fines ciselures, pas de rehauts de nacre ou de chants contournés, rien, un simple et authentique "quadro" à l'italienne en bois noir mat, large et plat, parfaitement carré. Cet objet-là était plus utilitaire que décoratif, sûrement. Le plus curieux, ce sont les quatre clavettes de cuivre à l'arrière, qui pivotent pour permettre de dégager facilement l'épais miroir. Ce qui laisse apparaître, sur le rebord intérieur du châssis, de petits anneaux enfoncés à intervalles réguliers dans l'épaisseur du bois. Comme pour y tendre un quadrillage de fils... La technique des peintres de la Renaissance pour relever les contours du modèle et le reproduire à l'identique. Fabuleux, j'ai déniché un miroir de peintre! Miroir portable et gabarit de dessin, double usage. Très ingénieux. Et admirablement proportionné en plus. Décidément il me le faut, c'est un peu trop cher pour moi mais tant pis, j'achète. De toute façon demain, fini le farniente, adieu Florence...

... Voilà trois jours que j'ai accroché le miroir au mur de mon atelier et trois jours que j'ai des hallucinations en m'y regardant. Au début, j'ai pensé à un de ces miroirs magiques où l'artisan doué a gravé secrètement un dessin sur la face postérieure, pour donner l'illusion d'un portrait projeté par le soleil qui s'y reflète. Très ingénieux vraiment. Mais non, j'ai bien lustré le métal poli et ce que je vois distinctement à présent est le visage d'un autre, sorti d'un autre temps, un visage distant mais bien vivant.
Me pincer. Je ne rêve pas. Réfléchir posément. Mais où ai-je déjà vu ce visage? Ce nez long et puissant, cette barbe blanche qui ruisselle, cette chevelure ondoyante, ces yeux sombres et pénétrants qui me fixent dans la profondeur du tain. Me dévisagent jusqu'à me troubler la vue. Hier, il m'a contemplé longuement, j'ai vu ses lèvres remuer, j'ai presque cru qu'il allait me parler. Mais il a fait demi-tour. La prochaine fois, je tenterais bien de lui dire quelque chose mais je ne sais pas s'il m'entendrait. Je lui demanderais qui il est, je lui dirais mon nom. Mais au fond, à quoi bon échanger nos noms puisque nous sommes condamnés à rester chacun de notre côté de la patine. Pourtant, il vient là comme moi tous les jours, à tout instant...
Voilà ce que je vais faire. Le dessiner. Il faut que je le dessine. Ce sera un des plus beaux sujets de ma collection. Pourquoi je collectionne les visages, je ne sais pas. Peut-être parce que c'est ce qu'il y a de plus captivant dans l'homme. Têtes réelles ou imaginaires, fusains, pastels et surtout aquarelles, mes carnets en sont pleins. Mais ce visage-là ce sera autre chose. Une apparition. Cette lumière bleutée qui le nimbe, ce lourd cadre d'ébène dans lequel s'inscrit parfaitement l'image, tout cela s'impose à mon regard avec une telle présence, une telle force... Vite, un crayon, mes pinceaux, quelques traits, essayer de donner vie à mon illusion...

J'en étais là de mon esquisse et de mes réflexions hallucinées quand quelqu'un cogna à la porte. Encore une apparition. C'était un certain Salaï, italien du sud à en croire la musicalité de son léger accent, garçon mince à la chevelure d'archange, étrangement vêtu d'un pourpoint d'étoffe sombre, de la manche duquel il extirpa nonchalamment un pli parcheminé. Il avait, disait-il, à me remettre sans tarder ce message de la plus haute importance, de la part de son patron et professeur, dont je connaîtrais bientôt l'identité en décachetant l'enveloppe. "Vous l'avez déjà vu" ajouta-t-il avec un fin sourire.
Mais auparavant, il avait aussi une recommandation à me faire, du même. "Le peintre qui ne doute jamais avance peu, me dit souvent mon maître. Et il ajoute en se moquant: Qui pense peu se trompe beaucoup." Sur ces fortes paroles, s'inclinant poliment, l'homme en noir tourna les talons et me laissa là sur le seuil, interloqué, seul avec mes questions et mon enveloppe. Ah oui, le pli, ouvrir ce pli...

Epoustouflant. Ayant déjà touché un mot de ma nouvelle acquisition à deux ou trois amis, j'avais d'emblée cru à une plaisanterie montée par l'un d'entre eux. Mais la missive, tout comme son contenu, ne laissait aucun doute sur son authenticité. Tracées au calame trempé dans l'encre noire, d'une écriture nerveuse et cursive qui semblait constamment vouloir se redresser comme par l'effet d'une contrariété de la main, les premières lignes me surprirent . Mais l'envoi final, lui, me plongea dans la stupeur. Et s'il n'y avait pas eu cette histoire de miroirs dans le journal, il m'aurait fallu bien du temps encore pour me résoudre à rendre public pareil document - dont je tiens l'original à votre disposition -, tant tout cela paraissait incroyable. Jugez-en.


"Messer", commence cérémonieusement le texte, tout du long rédigé dans un françois désuet mais impeccable, "Messer, je vous envoie Salaï, mon élève, porteur de ce message, qui de vive voix vous fera également part de la remontrance que je lui fis souvent en mon atelier, quoique cela ne soit point l'objet principal de notre réunion par-delà les siècles. C'est que je vous sais féru de mon traité des lumières et des ombres, desquelles ombres il vous faudrait parfois user dans votre palette de bleus avec plus de discernement. Et dans le même instant je vous vois tenter avec empressement l'ébauche de mes traits, pour quoi je vous prodiguerais volontiers maints conseils, s'il n'était un autre avertissement plus urgent à vous faire.
"Certes pour voir si l'effet général de la peinture est conforme au modèle d'après nature on doit prendre le miroir pour maître - j'entends, le miroir plat - et y réfléchir l'objet réel pour en comparer avec soin le reflet à sa peinture. Le miroir , je l'affirme, est le maître des peintres. Car sur sa surface les choses offrent beaucoup de points communs avec une peinture. Celle-ci, qui est sur un plan, donne l'impression du relief; de même le miroir plan. L'un et l'autre présentent les images des choses baignées de lumière et d'ombre, semblant se prolonger considérablement hors du plan de leur surface. Et pareille au miroir, toute peinture ne vit que pour autant que le peintre la regarde, telle une bella donna aux yeux d'or et d'azur. Qui aspire à la faveur doit se mirer dans ses vertus.
"Mais par grâce, Messer, gardez-vous de plonger dans la noirceur de mon regard comme je le fis un jour, à mes propres dépens, en mirant de trop près mes prunelles. Sans doute y trouveriez-vous splendeurs et merveilleuses créations de l'espèce humaine, mais aussi ténèbres, ruines au ciel et flammes épouvantables, tout ce que je lis quotidiennement dans le cuivre et l'étain de mes yeux de glace et qui souventes fois me fait horreur. Le miroir est le maître des peintres et ce peut être un maître très cruel quand il parle, ce que beaucoup ignorent. Mais là n'est pas cependant le plus secret du secret.
"Car, de même que l'image que réfléchit le miroir participe à la couleur de ce miroir, semblablement l'esprit du peintre sera comme le miroir qui toujours prend la couleur de la chose reflétée. Ainsi en nous mirant considérons-nous par force notre avenir qui est devant nous et voyons-nous notre passé par-dessus nos épaules, définitivement inscrits l'un et l'autre dans notre mémoire au fin fond de notre oeil.
"De m'y être une première fois égaré le jour où l'orgueil me prit de peindre, aidé de ce miroir où vous me voyez faire, les grands portraits que l'on conserve de moi dans les cités portuaires de Londres, Venise et Cherbourg, m'est ainsi venu et restera à jamais le don de prophétie, que peu d'entre vous me connaissent; et de même les générations futures à vous-même et ce malgré votre inclination à lui donner un large écho.
"Vous leur rappellerez pourtant avec grande louange ce que j'écrivis, un jour, moi l'homme sans lettres, de leur époque. Voici. Les hommes se parleront, se toucheront et s'embrasseront, tout en étant dans des hémisphères différents, et ils comprendront leur langage réciproque.
"De même, des hommes marcheront sans se mouvoir, ils converseront avec les absents, ils entendront ceux qui ne parlent pas, ils écouteront les animaux de toute espèce parler le langage humain. En un instant ils courront, sans se mouvoir, vers diverses parties du monde ; ils verront dans les ténèbres les plus grandes splendeurs. O merveille de l'espèce humaine! Quelle frénésie t'a ainsi poussée?
"Telle est la terrible science de quelques devins dont je suis, ainsi que le jeune Nostre-Dame mon disciple, qui disserte et dissèque heureusement mieux qu'il ne peint , telle est leur divine science de pouvoir lire leur propre regard dans les nobles métaux qu'allient si bien les miroitiers de Maître Giovanni, ce fainéant d'Allemand.
"Mais ce regard vous prend, vous consume et vous prend votre vie puisque finalement, il condamne le clairvoyant à n'avoir jamais de bonne ou mauvaise surprise, pas plus que de vrai présent. Il y a un voleur d'âme dans ce maître-là, sachez vous en défier. Ainsi je vous veux mettre en garde de ne point vous pencher inconsidérément au seuil de cette infinie et périlleuse perspective que découvre mon carré métallique.

"Car celui-ci serait bien l'oeil sinon l'oeuvre du diable Riorim, dont le nom se doit écrire à l'inverse, alla mancina, ainsi que je le fais toujours du détail de mes inventions, afin croit-on de protéger l'insouciante humanité du risque qu'il y aurait à livrer tant formidables armes à l'avide curiosité des puissants. Mais c'est de notre propre diablerie dont j'entends nous préserver!
"Voyez comment j'ai pu, non sans malice il est vrai, évoquer ce péril et en illustrer la dangereuse perfidie dans le meilleur des portraits que je fis de Lisa del Giocondo, vénéneuse belladone au sourire indicible. Le miroir, je l'affirme, s'enorgueillit parce qu'il reflète l'image de la reine; part-elle, il demeure dans sa vileté. Aussi cruelle est la moue que je lui donnai: la belle qui se prête au talent du peintre mais se refuse néanmoins à son coeur ne considère qu'avec un dédain amusé le vieil artiste. Elle sait que bientôt elle se lèvera avec grâce puis partira en lui ravissant son âme et en le laissant vil...
"A coeur fêlé, miroir félon. Le peintre est heureux de son oeuvre mais l'homme peu à peu se vide de sa vie et se voit s'en vider dans la froide pupille du vampire. Ainsi suis-je moi-même condamné et ainsi l'êtes-vous, ai-je naguère dit au magnificent prince de France qui me fit la bonté de m'offrir ce clos où s'achèveront mes jours, un printemps prochain. Toujours les ouvrages de l'homme seront cause de sa mort. Epées et lances, bombardes et miroirs ardents pareillement. Mais la plus terrible des armes est le miroir du temps car il détruit par ses visions celui qui sait, plus lentement et horriblement que le souffle et les flammes qui descendront du ciel pour dévaster tout espace sur terre ou sur mer et ruiner toutes cités humaines et animales espèces. Misérables mortels, ouvrez les yeux!
"De tant de choses affreuses et belles contenues dans le mien regard qui vous darde à travers trente mesures d'étain clair et cent de cuivre fusionnées, je voulais vous avertir et l'ai fait par avance, Messer, sachant que vous ne tarderiez pas à vouloir en scruter les profondeurs insoupçonnables dans le carré de Riorim. Maintenant que vous voilà prévenu de ce lourd secret et par vous-même publiquement alarmés maints autres dorénavant, reprenez donc vos pinceaux de martre si le coeur vous en dit encor et poussez-les d'une main légère sur le vélin, en bon élève, prenant un plaisir modeste à son art. Je reviendrai vous regarder faire, demain et autres jours, dans notre miroir.
"Fors l'honneur, toujours à vos commandements,
Votre désormais humble serviteur, Leonardus Vincius, Pictor.

"Post scriptum. Pardonnez cette ultime facétie, art mineur qui a aussi ma faveur, mais peut-être pourrez-vous faire remarquer à vos contemporains aveugles que, entre autres inventions admirables, j'ai également découvert comment, en une seule et savante machine, observer ou discourir à la plus longue distance, se transporter dans l'au-delà et voyager dans le temps...

Le sauvage, c'est celui qui se sauve
(Leonardo da Vinci)