Enseigner par projet : la panacée?

©Pierre Alechinsky - poster- mai 1968


"L'enseignement par projet a-t-il un avenir en France ?", interroge, dans un article récemment mis en ligne sur LinkedIn, la directrice nationale de l'enseignement supérieur français. N'hésitant pas à parler à ce sujet d'innovation et de changement de paradigme - "du tout savoir à la recherche du développement des compétences" -, une mutation accélérée par l'emprise globale du numérique à l'âge des "Digital Natives" ("plus de 50% de la population active d’ici 2020"). Et me proposant d'échanger sur ces questions, "compte tenu de nos centres d'intérêt communs et de nos liens sur LinkedIn". Voici ma réponse... JD

Ayant été moi-même chargé de cours dans l’enseignement supérieur artistique (ENSAV La Cambre, Bruxelles) tout en exerçant à cette époque (circa 1985) le métier de directeur de création dans ma propre agence, j’ai été naturellement amené à y introduire un prototype de pédagogie par projet. Et ce en créant avec un noyau de quelques étudiants une agence-fantôme (”Shadow”) chargée, au coeur de mes cours dans les années terminales, de concevoir et développer comme une équipe professionnelle la campagne événementielle d’une organisation associative universitaire, avec la complicité active d’un de mes partenaires et clients en tant que porteur du projet.

J’ai rarement vécu une expérience aussi efficace qu’enthousiasmante pour tous les participants à la formation, qui donnait à chacune et chacun la possibilité d’accompagner le projet jusqu’à sa réalisation finale sur le terrain…Et, en plus, la chance d’être correctement rémunérés in fine pour ce travail d’étude.

Si nous parlons de la même chose, je suis donc un farouche partisan de cette forme d’apprentissage éducatif où le projet - pratique - est au centre du dispositif d’enseignement et convoque les matières - théoriques - ainsi traversées et compétences - cognitives et techniques - rencontrées.

La méthode peut et doit cependant se marier avec le respect et l'encouragement de l'apport individuel des participants car, si la créativité peut être émulée par le travail en groupe, elle reste un paramètre éminemment subjectif, à la dimension essentiellement personnelle. Surtout dans la recherche d'efficacité au niveau des résultats.

Définissant en ce sens la créativité appliquée comme "la maîtrise du désordre des idées" ,  je sais trop combien la dimension collective du travail intuitif éventuel - le travail en "team créatif" ou, pire, le "brain storming" - peut amplifier ce désordre d'idées plus ou moins géniales et donc en compliquer la maîtrise finale, qui reste le but du jeu. Bref, il ne faut pas que l'exercice imposé de la pédagogie groupale par projet devienne le vecteur involontaire d'une vaste déperdition d'énergie créative, dans laquelle se diluent et se perdent les meilleures idées, mises en concurrence avec un fatras d'absurdités ou de banalités. L'étincelle créatrice jaillit toujours dans une seule tête et il convient de la favoriser.

Deux choses encore.

D'une part, après un tel plaidoyer, il peut paraître paradoxal d'encourager les établissements d'enseignement supérieur à se différencier en adoptant tous la même "innovation" - relativisons un peu - pédagogique. Sauf à supposer que l'axe de différenciation de chacun pivote alors sur deux points qui lui seraient spécifiques, les contenus étudiés et les compétences convoquées.

D'autre part, si le questionnement de départ est logique dans votre situation - quel modèle pour l’école du futur ? Comment développer les talents en France ? - il reste par trop limitatif, à la France. La référence initiale aux exemples danois et belge montre bien à quel point l'enseignement supérieur franco-français gagnerait à s'ouvrir à une pédagogie par projet incluant d'office la pratique linguistique et des échanges fertilisants entre groupes d'étudiants associés par-delà les frontières. C'est peut-être là que vos établissements gagneraient le plus à se différencier. L'excellence c'est aussi l'ouverture.