Saines colères !

"L'empreinte d'une aventure",
autoportrait de Jean Dubuffet
©Guggenheim Bilbao
C’était il y a bien longtemps déjà, en 1968 (!), quand le peintre et pamphlétaire Jean
Dubuffet, grand pourfendeur d’institutions culturelles, écrivait dans Asphyxiante culture,
sous un titre on ne peut plus provocateur, “L’important, c’est d’être contre” : “Il serait temps maintenant de fonder des instituts de déculturation (...)”1.

C’était il y a un peu moins longtemps, en 2010, lors d’un colloque du mouvement PAC
consacré à l’alternative culturelle, quand était soudain revenue en mémoire cette forte
parole de feu Henry Ingberg, naguère grand patron éclairé de la très officielle
Communauté française de Belgique : “Faire de l’éducation populaire, c’est rendre du
pouvoir aux gens”. Par l’éducation permanente en l’occurrence, véritable vecteur de
contre-culture financé par la Culture officielle. Un magnifique paradoxe, plein d’une
savoureuse auto-dérision bien typiquement belge : la lutte culturellement armée par le
Pouvoir lui-même. Pas tout à fait ce que les anglo-saxons appellent de l’empowerment.

C’était hier, en mai 2014, sur les antennes de la RTBF. Quand, mue par une saine colère à l’encontre des restrictions budgétaires frappant à nouveau le secteur culturel, une jeune metteuse en scène s’était exclamée, virulente : “Que serait la vie en société s’il n’y avait pas la création, l’imagination, la culture, bordel?” Et la culture, bordel: affirmation sans cesse réactivée inconsciemment de ce que la création culturelle se nourrit de désordre.

Dans cet ordre contraignant des choses qu’est par contraste et par nature le marché de la
culture, encore s’agit-il d’opérer un subtil distinguo bien sûr, sans jugement de valeur si
possible, entre culture marchandisée de masse - grégaire?- ; culture élitaire - ou la Culture
avec un grand C, confisquée par l’intelligentsia -; et culture populaire - sinon égalitaire.

Où l’on voit bien quelle tension terrible, destructrice de toute volonté émancipatrice dans
ces racines populaires, peut entrer sournoisement dans la relation culture/pouvoir. Où l’on
comprend mieux les enjeux de l’ultra-libéralisme dominant désormais la culture globalisée.
Et pourquoi il importe aujourd’hui pour tant de gens, qui ont défendu par principe
“l’exception culturelle” (francophone au moins) face aux projets multi-sectoriels d’accord
transatlantique de libre-échange (TAFTA/TTIP2), de continuer à revendiquer un vrai
pouvoir sur une vraie culture véhiculaire qui est la leur. Et la condition de leur liberté.

Dans un monde fait d’innombrables échanges culturels sur des réseaux, dits sociaux,
contrôlés par un très petit nombre d’opérateurs économiques globaux, le signal d’alarme
doit être tiré dès lors que, comme on peut le lire en ligne, “d’Instagram à Pinterest: (quand)
les apps ‘sociales’ versent dans le e-commerce3. La résistance par la culture s’impose.

L’égalité des êtres passe par celle des cultures, la solidarité (inter)culturelle ne doit pas se
confondre avec la défense et la promotion d’une culture identitaire invasive et exclusive,
fût-elle de facto largement dominante. Et la liberté d’expression des individus et groupes
humains ne saurait être subordonnée à la liberté économique, réservée aux plus
puissants groupes industriels, de faire largement commerce de produits culturels sous la
protection d’accords dangereux pour la démocratie citoyenne.

L’exception culturelle, c’est peut-être que, dans le domaine culturel du moins, le concept
de libre-échange ne résiste pas à son libre examen sur le fond. Une critique vigilante qui
devra continuer à s’exercer longtemps: en cette matière éthique comme dans d’autres, la
position de la laïcité ne sera pas la position du démissionnaire. (JD030615)

“Il serait temps maintenant de fonder des instituts de déculturation, sortes de gymnases nihilistes, où serait délivré,
par des moniteurs spécialement lucides, un enseignement de déconditionnement et de démystification étendu sur
plusieurs années, de manière à doter la nation d'un corps de négateurs solidement entraînés qui maintienne vivante, au
moins en de petits cercles isolés et exceptionnels, au milieu du grand déferlement général d'accord culturel, la
protestation.” Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Les Editions de Minuit, Paris, 1968.
TAFTA: Transatlantic Free Trade Agreement - TTIP : Transatlantic Trade and Investment Partnership
3 Apps, abrégé pour applications.  Sur Tech24.fr le 3 juin 2015. http://t24.fr/news/D%E2%80%99Instagram+
%C3%A0+Pinterest+%3A+quand+les+apps+sociales+versent+dans+le+e-commerce