(Contribution rédactionnelle à Passerelles #5, newsletter du Centre d'Action Laïque, juin 2013,
sous le titre original "Réseaux sociaux: chance ou méfiance?")
Tour
à tour écho des voix citoyennes dissidentes et outil de communication
externe quasi incontournables aujourd’hui, les médias sociaux
participent de la diffusion, du partage de contenus et du débat public,
non sans générer certaines craintes quant à la protection de la vie
privée. Car « Cyber » Big Brother is definitely watching you…
Début
juin 2013. En Turquie, de violents affrontements opposent policiers et
manifestants mobilisés contre la politique islamisante du Premier
ministre Erdogan. Les protestataires, représentant un large spectre de
la gauche turque, se dit-il, sont pour bon nombre des kémalistes et des
jeunes laïques qui entendent défendre l’héritage de la laïcité autrefois
prônée par Mustafa Kemal Atatürk, père fondateur de la république
turque. Mais leur fronde a très vite pris une tout autre dimension.
“Sur Twitter et Facebook, des milliers de personnes apportent leur soutien en postant des photos et des vidéos”, relève avec d’autres médias en ligne le site France 24.
Il
est clair que les activistes en ligne (les “hacktivistes”, notamment
relayés voire épaulés par les célèbres Anonymous, omniprésents dans les
cyber-printemps de la colère) sont désormais très conscients de l’impact
international que peut avoir leur action, grâce à cette formidable
caisse de résonance que sont les principaux réseaux sociaux mondiaux
(Facebook, plus d’un milliard de membres actifs, selon son fondateur ;
Twitter, outil de microblogging aux messages limités à 140 signes, mais circulant quasi-instantanément entre plus de 500 millions d’utilisateurs).
Pour cela, les “twittos” turcs et leurs abonnés utilisent ce qui s’appelle, dans le jargon technique du référencement -dit aussi SEO, pour Search Engine Optimization, optimisation du moteur de recherche-, un #hashtag ou tag. Leur hashtag
favori (comprendre : mot-clé ou encore mot-dièse de référence) est
généralement #Occupygezi. Du nom du petit parc stambouliote de Gezi,
dont la destruction programmée dans le cadre d’un projet de
réaménagement urbain, est l’origine de la contestation. De fait, les hashtags #direngeziseninleyiz, #occupygezi et #direngeziparki et apparaissaient,
voilà quelques jours encore, parmi les dix premiers sujets les plus
discutés sur le réseau social dans le monde, selon le site Statweestics.
L’action démocratique peut donc, c’est un plus, s’appuyer sur l’utilisation d’Internet. “Ces réseaux ont prouvé qu’ils pouvaient fédérer dans les cas d’insurrection”, commente l’écrivain à succès Marie Darrieusecq [1]. “Mais
autour de moi, nuance-t-elle, je les vois comme des dévoreurs de temps
et des supports de vanité, comme un réseau de surveillance mutuelle
aussi”. Elle n’a pas tort : c’est là le côté obscur des réseaux
sociaux. Et c’est peu dire puisque, aux États-Unis, vient d’éclater
dans le Washington Post le scandale du programme Prism de la
NSA (National Security Agency, le premier des services secrets
américains, 8 milliards $ de budget annuel).
Grâce à Prism, ciblant a
priori les non-Américains -mais pas seulement eux sans doute, d’où le
scandale- le gouvernement américain aurait accès à tout ce qui se dit,
s’écrit, se cherche ou s’échange, que ce soit dans un environnement
Microsoft ou Apple, sur Facebook, Google, Yahoo ou encore Skype, le
réseau social mondial de connexion audio et vidéo.
Ainsi, en 2012, le nombre de communications Skype interceptées par
Prism (puissant programme dont le budget annuel représente à peine 0,25%
de celui de la NSA) aurait augmenté de 248% ! Cela s’appelle du data mining. Comme
l’a révélé un ancien de l’agence, “la NSA peut littéralement observer
ce que vous dites en ligne pendant que vous le tapez à l’écran”. S’en montrer surpris relèverait de la candeur naïve.
Nous vivons l’ère de la cyber-guerre mondiale (les autorités américaines ont même baptisé Cybergeddon
le risque d’une apocalypse cybernétique). Et il ne faut jamais oublier
qu’internet, à l’origine (D)Arpanet, a d’abord été conçu à des fins
militaires, au départ des besoins stratégiques de l’agence de recherches
avancées (DARPA) du département de la Défense US.
Qu’un réseau social
comme Twitter essaie aujourd’hui de se protéger illusoirement du
piratage -donc aussi de l’espionnage- de ses comptes clients en
installant des procédures de double authentification ne change rien à
l’affaire. Il faut s’en faire une raison: qu’elle s’appelle Echelon dans
le monde anglo-saxon ou plus modestement Hérisson [2]
en France, la cyber-surveillance stratégique des réseaux sociaux à
l’échelle planétaire est aujourd’hui aussi répandue, sinon plus, que la
vidéosurveillance des espaces publics. Le World Wide Web n’a
pourtant pas trente ans. Mais c’est Stendhal qui, un temps employé au
ministère de la Guerre, écrivait avec un effrayant réalisme, à propos du
bonheur du peuple :
“La liberté demande qu’on s’en occupe”…