Ma route de pierre (4): orages, moments de grâce et erreurs de parcours



Nous nous étions quittés sur ma route de pierre à Martelange, bourgade belgo-luxembourgeoise où les nombreux supermarchés et stations-service que nous connaissons tous dissimulent mal, ce que nous savons moins, d'anciennes ardoisières.
 Le redémarrage, mardi 24 juillet, a commencé comme un gag. Mon hôte Olivier tenait à m'accompagner à vélo sur quelques kilomètres. Problème: une fuite mal réparée à sa roue arrière. Qu'à cela ne tienne, je passe pas loin d'une petite heure à repérer et retirer du pneu une minuscule brindille d'acier qui piquetait insidieusement la chambre à air. Une bonne rustine là-dessus et en route. C'était sans compter sur le zèle d'Olivier à regonfler son vélo à la station-service la plus proche, soit cinquante mètres en bas de chez lui. Mais 4 kilos de pression, quand il fait chaud, c'est un peu beaucoup pour un pneu déjà fragilisé. Bang! 
… C'est donc seul que, un peu plus tard, j'ai franchi le bas de la vallée de la Sûre pour remonter vers celle de l'Ourthe, direction Ortho et plus précisément Warempage.
Là où ma fille Alix, Pajero Tequila Sunrise ou "Paj" pour ses intimes guides et scouts, m'attendait au camp des guides de la Compagnie St-Bernard de Basse-Wavre, dont elle est une des chefs.

Il faut croire que j'ai dû beaucoup pédaler ce jour-là, contournant stratégiquement Bastogne dans ma propre bataille des Ardennes, faisant ensuite le détour à Bertogne pour aller voir la "pierre druidique" de Berthomont, ou me sortant de la vallée de l'Ourthe, à quelques méandres de La Roche, par la sinueuse côte d'Herlinval, joli village-fantôme où à sept heures du soir les habitants, méfiants, se gardent bien de se montrer au martien qui débarque… En tout cas, la vie de camp a du bon pour le repos du cycliste puisque "Papajero" (mon totem improvisé par les guides) y a passé deux nuits en mode survie!

Le retour à la réalité pédalée allait donc être d'autant plus rude le jeudi 26. La Roche et son éperon rocheux fortifié, Hotton et sa carrière abandonnée le long de la grand-route, Erezée et son promontoire haut perché où devrait se trouver une auberge de jeunesse qui a fait place à un centre d'accueil pour demandeurs d'asile: il n'y paraît pas, mais ça en fait des côtes et des coups de pédale pour débouler éreinté à 9 heures du soir à Briscol - là même où fut stoppée, dit une pierre, l'Offensive des Ardennes  en '44 -, dans la cour de Benoît et Marie, gentil couple de jeunes forestiers ardennais médusés par mon apparition. Un peu méfiants aussi ("avec tout ce qu'on voit dans les journaux": il y en aurait à dire sur la responsabilité de la presse dans l'évolution des mentalités rurales, sinon du sens ardennais de l'hospitalité…), ces braves jeunes gens vont quand même m'assurer gentiment le repas du soir, mangé sous la lune: conserves de poisson et macédoine de fruits en boîte, un régal!


Vendredi 27 juillet, encore un gros coup de rein à donner, via la longue côte de Manhay entre autres, pour se rapprocher des Fagnes et me rendre à Grand-Halleux, chez Sylva Hanuise (51), sculpteur sur granit, établi ici depuis quelques années mais d'origine sonégienne (son père Marius et ma mère sont tous deux du Pays des carrières et d'anciennes connaissances). La pluie d'orage diluvienne, dont il vient opportunément me sauver avec sa camionnette à Basse-Bodeux, s'évanouit par enchantement, à notre arrivée chez lui, pour n'être plus que flaque ensoleillée reposant dans ces vasques larmées de fin granit dont il a orné çà et là son jardin. Serais-je arrivé chez le Magicien de la pierre d'eau? Son extraordinaire technique de sculpture par lent polissage n'a d'égale que sa maîtrise évidente des formes fluides. Ici enfin, je vois se dessiner sous mes yeux éblouis la parfaite synthèse de la pierre et de l'eau, l'une et l'autre contenant la présence de la vie. Un moment de grâce, certainement, que mon séjour dans l'antre charmant de Sylva et Cécile, douce thérapeute.
"As-tu déjà travaillé la pierre?", me demande finement Sylva le mage. "Non, pas vraiment, bien que mon enfance s'en souvienne." - "Fais-le et tu verras que tu la regarderas encore autrement"…

Samedi 28. Je l'ignore encore à midi, au moment de quitter Sylva et sa famille, mais une belle journée de galère m'attend. Au-dessus de la vallée de la Salm avant Trois-Ponts, le ciel est sombre et nuageux, l'atmosphère lourde de brume. Passe une première pluie d'orage au moment où j'atteins Trois-Ponts. Un abri, un journal, petit verre et un peu de patience vont arranger ça. On m'a prévenu que la côte de La Gleize serait rude. Je fanfaronne quand je m'aperçois que je m'en tire sans trop de peine: voilà qui vaut bien une frisée aux lardons et un café liégeois à l'auberge du Vert pommier, en haut du village. Oui mais. Plus loin il y a encore Stoumont et son dilemme: à gauche en descente ou à droite en côte vers La Reid? C'est le moment que choisit une des sécurités de mon attache-remorque pour lâcher. Je répare, heureux de ne pas m'être lancé inconsidérément dans une dangereuse descente. Ce sera donc la route de La Reid… Longue et énorme côte en lacets, qui donne au plus gros orage qu'ait connu récemment la région l'occasion de me tomber dessus au sommet, en pleine fagne de La Reid. Je m'en tire comme je peux, mais vite, en pédalant trempé dans une descente détrempée dont je distingue à peine le relief asphalté à travers mes lunettes embuées… Moi qui pensais éviter Stavelot, les 24 Heures de Francorchamps et les Fagnes, me voilà en plein dedans, pris dans le piège vert! Ouf, quelques kilomètres plus bas, c'est le village de Dénié(entité de Thieux (?) et son café chaud providentiel. Je dégouline de partout, mes chaussures sont explosées par l'eau. Et j'apprends que je ne suis pas, mais pas du tout, sur la route que je croyais suivre. Sougné-Remouchamps est encore loin, Aywaille encore plus loin. Et quand enfin j'atteins Aywaille via un joli Ravel le long de l'Amblève, c'est pour découvrir que, primo, l'orage m'a encore rattrapé (nouvelle séance de douche) et que, secundo, Aywaille la touristique, la ville des Aqualiens, littéralement les "gens de l'eau" (sic) n'est absolument pas un endroit où espérer trouver le moindre gîte d'étape. A 20h30, la mort dans l'âme après avoir tourné pendant un heure dans le secteur, je me résous à attaquer la terrible pente qui va me conduire vers Sprimont… Où vais-je dormir ce soir et que va-t-il encore m'arriver? Hormis une petite chute sans gravité, au pied bien glissant d'une ancienne carrière transformée en dépôt de carburant, à la sortie d'Aywaille? 
La suite de l'aventure dans le cinquième épisode à venir de Ma Route de pierre.
 A la semaine prochaine, en Pays de Liège… ^^J