« Pourquoi « lambda »
et quelle est ton expérience concrète dans la construction de la
lambdacratie » ? C'est ce que me demande Alberto Cottica,
membre influent et contributeur actif du réseau Edgeryders,
thinktank d'experts de la transition à l'échelle globale, à propos
du concept de « lambdacratie ». Pour rappel, il s'agit
d'un principe d'action directe à base d'engagement individuel,
proposé par moi-même dans un article successivement publié sur mon blog (« Simple
citoyen, single citizen: la lambdacratie ou la compétence civique du
Citoyen Lambda »,10 avril 2011), sur le site participatif
Le Plus du Nouvel Observateur (30 mai 2011, avec moins de succès cependant
que d'autres papiers diffusés sur leur excellent blog). Et,
dernièrement, dans les « mission reports» en langue française
du collectif Edgeryders que je viens de rejoindre...
Voici, en deux temps, le
développement de la réflexion complémentaire que ces questions ont
suscitée chez moi. Accrochez-vous, Alberto et les autres...
Parce que, en français en tout cas, "le citoyen lambda" est une expression consacrée par l'usage moderne, médiatique notamment, pour désigner un individu quelconque, moyen, standard (en anglais on pourrait dire 'average' ou encore 'ordinary' people). Un bon dictionnaire comme Hachette propose d'ailleurs comme exemple usité bien significatif: Le citoyen lambda n'est pas touché par cette mesure. En termes de moyenne, on notera que la lettre lambda se situe au milieu de l'alphabet grec, qui en compte 24.
Maintenant, pourquoi ne parle-t-on pas plutôt usuellement du citoyen bêta (qui veut aussi dire bête, stupide, en langage familier), kappa, sigma ou epsilon, autres lettres symboliques (mais toutes le sont dans l'alphabet grec... de l'alpha à l'omega, à mi-chemin desquels se situe lambda)?
Probablement parce que, morphologiquement, le caractère lambda est, debout sur ses deux jambes, le plus anthropomorphe de tous - alors que l'alpha, lui, comme son équivalent hébreu aleph, se présente comme une tête d'animal, un boeuf cornu). Lambda convient donc bien à la représentation lexicale d'un homme, individu...quelconque.
Il est possible aussi que la notion lambda soit, dans son usage récent (XXe siècle) dérivée des sciences, que ce soit la science physique, où la minuscule λ désigne notamment la longueur d'onde - et ne dit-on pas de plusieurs individus qu'ils sont, ou non, sur la même longueur d'onde ? - ou plus vraisemblablement la science mathématique statistique appliquée aux statistiques humaines. Avec un facteur λ lié aux variables fonctionnelles, ou encore aux calculs de probabilités relatives au taux de défaillance en fiabilité de certains paramètres (des hommes comme des machines). C'est une explication mais, n'étant pas mathématicien, je ne m'avancerai pas plus de ce côté…
Quant à mon expérience dans la construction concrète de la "lambdacratie",demandes-tu, ... on pourrait dire que la publication même de cet article est une pierre à l'édifice, comme d'autres textes du même ordre, en français, ayant trait à la démocratie directe et beaucoup plus lus, textes que tu pourras notamment trouver sur mon blog ou sur celui du Nouvel Observateur (par exemple à propos des sociétés de la peur ou de la constitution de 'cyberparlements').
Mais si tu veux parler d'actions concrètes, alors je te dirai que je travaille depuis dix ans, dans le secteur associatif humanitaire, principalement pour la cause de l'intégration sociale des réfugiés et demandeurs d'asile (j'ai par exemple créé et/ou mis en réseau plusieurs jardins potagers solidaires, fonctionnant comme "terrains de rencontre" sociale bien concrets, en régions bruxelloise et wallonne).
Que j'ai ainsi coordonné durant cinq ans au moins des campagnes de sensibilisation socio-culturelle, utilisant souvent l'expression artistique, et des actions de terrain en éducation permanente (longlife learning), où il n'était question que d'engagement citoyen (en lutte contre l'extrême droite surtout) et de volontariat - bénévolat que je pratique moi-même en tant qu'administrateur, depuis 7 ans, de la Coordination d'Initiatives pour Réfugiés et Etrangers (CIré).
Que tout mon activisme, en ligne (sur les réseaux sociaux, durant le Printemps arabe en particulier) ou sur le terrain , - que ce soit en relation avec les "Initiatives de transition" (Transition Network), l'OpenGovernment ou le Réseau des Résistances Innovantes qui chez nous a tenté de fédérer la culture associative alternative - , est résolument tourné vers l'empowerment individuel, l'implication personnelle et l'affranchissement libertaire du citoyen, être social conscientisé et responsabilisé, qui peut et doit, idéalement, assumer lui-même ses choix de société et initier ses actions politiques, sans les déléguer aveuglément à la particratie classique.
Deux exemples personnels très concrets:
- dans la très longue crise politique que vient de traverser mon pays, je ne suis pas resté passif ou résigné, je me suis posé en leader d'opinion provocateur en prenant l'initiative de concevoir et de diffuser moi-même, dans le champ médiatique, un scénario plausible, stratégiquement et constitutionnellement acceptable, d'évolution de la Belgique fédérale vers une Union Belgique confédérant, après sécession de la Flandre, trois communautés régionales homogènes et autonomes, avec une implication directe des institutions de l'Union européenne dans la co-gestion de la capitale de l'Europe; je pense que certaines de ces suggestions ont pu ou pourraient encore influencer à terme, goutte à goutte, la réforme de nos institutions.
- en tant que citoyen concerné par la problématique des indemnités de remplacement en cas de perte d'emploi, j'ai à titre personnel, mais dans un souci collectif, saisi les services du médiateur fédéral d'une plainte technique concernant l'inadéquation des délais administratifs réglementaires de paiement, inacceptables car beaucoup trop longs, avec d'une part la réalité socio-économique actuelle marquée par un contexte de précarité croissante d'une part, ainsi qu'avec d'autre part la vitesse opérationnelle en croissance exponentielle des systèmes informatiques publics, qui devraient permettre d'accélérer les procédures de validation des dossiers pour aider plus vite les citoyens dans le besoin.
Je conçois que les exemples donnés puissent être difficiles à comprendre, ainsi résumés dans leurs grandes lignes théoriques. Mais j'aurai peut-être l'occasion de publier prochainement sur Edgeryders un papier racontant de manière plus concrète (storytelling) comment peuvent se passer les choses quand un "citoyen lambda" décide de se faire entendre et respecter par les services de l'Etat, ou même de corriger leurs dysfonctionnements par de l'intervention directe....
Sans doute à bientôt pour en reparler!
Bonne question,
Alberto: quid de la lambdacratie au quotidien? (suite)
Comment pratiquer concrètement la
lambdacratie, la reconquête d'une parcelle de pouvoir autonome par
le simple citoyen, le citoyen Lambda, avec et au profit d'autres
« simples citoyens »? En s'armant de bonne volonté et en
se dotant d'instruments simples et efficaces au service de cet
objectif commun. Ce qui n'est pas toujours évident, faute de temps
collectif, d'argent ou de moyens techniques adéquats.
AGIR LOCAL, PENSER GLOBAL? PENSER
LOCAL, AGIR GLOBAL?
Il y a quelques années, à Bruxelles,
lors d'une assemblée censément constituante de feu(?) le « Réseau
des résistances innovantes » lancé à l'initiative des Amis
du Monde diplomatique, j'avais été frappé par l'évidence d'un
vrai paradoxe dans le (dys)fonctionnement usuel de notre société.
D'une part, l'incroyable foisonnement
local des initiatives citoyennes venant des milliers de femmes et
d'hommes de bonne volonté qui peuplent le monde associatif, chez
nous comme partout. Ce qui représente une véritable force de
pression sociale, économique et environnementale. Un authentique
contre-pouvoir populaire, démocratiquement opposable, a priori,
dès lors qu'il prend conscience de sa puissance de feu, à la
tentation totalitaire de toute machine étatique.
D'autre part, comme par un effet de
miroir systémique, l'incommensurable faiblesse structurelle de ce
même monde associatif, résultant de la multiplication des centres
d'intérêt donc de la dispersion centrifuge des efforts, du
gaspillage des énergies individuelles, du cloisonnement, de la
méconnaissance réciproque, voire de la concurrence latente (en
termes de notoriété, de moyens d'action ou de publics-cibles) entre
des initiatives œuvrant
en parallèle, dans une superposition souvent anarchique, sur un même
territoire restreint. D'où un vrai besoin de mise en réseau…
Du coup, l'idée m'était venue en
réunion de proposer l'établissement d'un cadastre territorial
large, de type infographique en 3D, des résistances innovantes. Une
sorte de recensement cartographique permanent des opérations
d'action citoyenne, répertoriant et connectant thématiquement
toutes les initiatives locales, de manière à en favoriser à moyen
terme le maillage opérationnel, les échanges de bonnes pratiques,
la visibilité et l'efficacité globales.
Est-il besoin de préciser que cet
enthousiasmant mais colossal projet, applaudi par tous, dort encore
quelque part dans les archives de réunions oubliées entre utopistes
de divers bords... à moins qu'un projet semblable bouillonne en ce
moment même dans les éprouvettes numériques de GovInTheLab?
Dans l'organisation d'éducation
permanente (Présence et Action Culturelles) que je représentais
alors, nous avions pourtant contribué, quelques temps auparavant, à
mettre en place une base
de données collectant les outils pédagogiques au service de l'idéal
démocratique, en connexion avec la Coordination nationale pour
la paix et la démocratie. Nous avions même co-organisé entre
associations, en un même lieu et avec une programmation d'une
journée en ateliers d'échange, une bourse aux outils pédagogiques,
« Vive
la démocratie! », dont Internet garde encore quelques traces.
En recherchant les coordonnées
actuelles de cette base de données d'outils démocratiques, ne
serait-ce que pour m'assurer de sa continuité et de son
actualisation – qui semble heureusement se poursuivre- , je suis
tombé sur un article publié en 2009 dans L'Humanité par le
professeur Robert Charvin, sous le titre « Quels
outils démocratiques pour le changement? »
En guise de conclusion momentanée à
tout ceci, je me permettrai d'emprunter à son exposé ces trois
paragraphes introductifs, qui me paraissent cerner pertinemment les
enjeux mutuels de la participation démocratique et de ce qu'Alain
Jouffroy appelait naguère, judicieusement selon moi,
« l'individualisme révolutionnaire », imposant à
l'individu lambda activiste la distanciation critique d'avec le
collectif ...
« Socrate,
il y a quelque deux mille ans, ne concevait le débat démocratique
qu’à
la condition que chacun soit en position d’adhérer aux approches
de
l’autre,
de s’enrichir de la contribution de l’autre pour se reconstruire
différent.
Or n’assimile-t-on pas la « démocratie » à la simple
affirmation
de
soi face à l’autre, conduisant le plus souvent à la seule
confirmation de
ses
propres positions contre celles des autres ?
« Le
philosophe Horkheimer, dans les années 1930, considérait qu’un
intellectuel
n’était utile aux mouvements sociaux auxquels il collaborait
que
s’il conservait une certaine distance critique par rapport aux
siens
pour
leur procurer une contribution spécifique.
« Or
les forces politiques ne sollicitent-elles pas seulement des
intellectuels
une
« expertise » confortant les décisions déjà prises ou
fournissant un
simple
appui symbolique ? »
Voilà
un authentique plaidoyer pour une farouche autonomie de la pensée et
de l'action individuelles, qui débouche chez Charvin sur une
question à mes yeux essentielle:
« Si
chacun perd le potentiel de rébellion qu’il a en lui, comment
peut-il y avoir enrichissement collectif ? »
(JD)
---------- Ressources en ligne citées: