Sociétés de la Peur: quand la démocratie se couche, découragée...

 >  Cet article a été sélectionné et publié simultanément par Le Plus du Nouvel Obs.
Il y est accessible via ma page en ligne http://leplus.nouvelobs.com/jackydegueldre

Quelle est la part de la Peur dans nos sociétés actuelles, en tant qu'état émotionnel stressant qui affecte l'inconscient collectif? Déjà grande au long d''une fin de siècle marquée de crises successives interminables, elle va, semble-t-il, à nouveau en croissant.

Regain notable et regrettable, après le climax anxiogène de la Deuxième guerre mondiale, que l'on croyait pourtant ne plus devoir atteindre - « Plus jamais ça! », clament toujours avec vigilance les tenants du devoir de mémoire -, et malgré les glorieuses années d'euphorie moderniste et de redressement économique qui suivirent heureusement. Mais depuis lors, outre les crises à répétition, pétrolières, financières et autres, il y a eu aussi et surtout la disqualification de l'Etat-providence par les effets pervers de la mondialisation, laminant les frontières, les économies, les cultures et les individus.
Face à quoi le développement durable pour tous apparaît globalement comme un leurre peu convaincant.
La grande peur de l'Autre, archétype de l'ennemi mythique, s'est donc réinstallée sournoisement, avec son corollaire de sinistre mémoire, la peste brune des populismes et des nationalismes. Et la tache aujourd'hui se répand à nouveau sur l'Occident et l'Europe, jadis berceau de l'idéal démocratique...
Populistes ou nationalistes, voire ultra-nationalistes comme le violent Ataka bulgare, les partis d'extrême droite européens sont partout, avec des scores électoraux autour des 29% en Europe centrale et balkanique (Suisse, Autriche, Serbie), ainsi que le recense le quotidien La Libre Belgique dans un dossier consacré en ce moment à ce qu'il nomme « La marée brune ». Les ultra-conservateurs du parti Jobbik « pour une meilleure Hongrie » n'en sont à vrai dire pas très loin, avec 16,7%, même si c'est sans eux qu'une droite hongroise musclée, forte de 52,7% des voix nationales, dirige avec autorité son pays tout en présidant pour un temps l'Union européenne (au grand dam des minorités Rom). Une Union dans laquelle on est à peine surpris de constater le même phénomène national-extrémiste pour les pays scandinaves, de tradition très démocratique pourtant. Ainsi le Parti du Peuple Danois frise-t-il les 14% (à comparer avec les 15,5% des Pays-Bas voisins), celui des Vrais Finlandais atteint lui les 19%, mais les Norvégiens du Parti du Progrès font encore pire: quasi 23% ! Et aucun pays membre de l'UE n'est épargné par la montée de la vague, dont c'est finalement – paradoxalement ou pas? - l'Allemagne et la Pologne qui se sortent le moins mal: moins de 1,50% d'électeurs d'extrême droite)...
En cause cette fois, « La peur du déclassement », collectif et personnel, à en croire Dominique Reynié (Sciences Po Paris) cité par le quotidien belge qui en fait son titre : « Pour un citoyen, la peur de perdre son rang dans une société se combine avec la crainte de voir son pays perdre son rang dans l'Histoire ». Constat de peur latente que confirme le politologue belge Jérôme Jamin, autre analyste des mouvements d'extrême droite européens et américains: « Leurs électeurs sont guidés par la crainte de vivre dans un monde qui ne semble plus contrôlé par personne ». D'où « un repli ethno-culturel sur soi » et « une vision hypersimpliste d'un monde de plus en plus complexe, basée sur l'identification d'un ennemi ».
La peur de l'Ennemi héréditaire ou supposé tel, donc, cet Autre à combattre absolument. On sait, depuis les travaux expérimentaux du Russe Pavlov sur les réflexes conditionnés, notablement repris et prolongés par le sociologue marxiste Sergeï Tchakhotine dans « Le viol des foules par la propagande politique »(1939, rééd.1952), le rôle prépondérant des pulsions fondamentales dans le psychisme des individus. En particulier la pulsion instinctive dite combative ou défensive, à mettre bien évidemment en relation avec les automatismes que l'apport de Laborit et consorts désignera plus tard comme les Etats d'Urgence de l'Instinct (EUI), dans un ordre intangible: la fuite, la lutte et l'inhibition d'action (versus cet autre état fonctionnel et normal de l'instinct qu'est, en situation non stressante, l'activation d'action). Dans le modèle théorique de Tchakhotine, si une part quasi invariable de 10% d'une population donnée (les « actifs », socialement résistants, que je m'abstiendrai bien cependant de qualifier d'élites) n'est selon lui pas susceptible de céder à la propagande sans combattre, en revanche les 90% dits « passifs » eux le sont. Ceux-là qu'il nomme « les foules », que d'autres ont aussi appelé « les masses », ou encore « la majorité silencieuse », et que l'on serait facilement tenté de qualifier de « ventre mou de l'électorat », tant ce ventre gras populaire est surtout réactif aux coups portés bas et aux arguments d'ordre émotionnel plus que rationnel.
Ces 90% poussifs représentent-ils effectivement, à côté d'une minorité socialement consciente et politiquement agissante, ce que Jung a conceptualisé, non sans controverse, en tant que « l'inconscient collectif » de la société? En tout cas on sait aussi, grâce au psychologue analyste des cultures, la force et l'influence que peuvent avoir sur le présumé inconscient collectif les archétypes, ces mythes fondateurs de nos cultures ancestrales. Ces « grandes images » primordiales, telles que la figure emblématique du Père divin (et la crainte universelle d'un Etre tout-puissant qui sans doute en découle, de même que l'Autre diabolisé). Ou encore la représentation (qui pourrait en quelque sorte en être l'effet-miroir) du pouvoir suprême incarné dans l'Homme, tantôt homme providentiel, tantôt homme fort, menaçants opposés que manient si volontiers les discours populistes et auxquels on peut d'ailleurs aisément reconnaître l'intention manipulatrice comme le caractère extrémiste de ceux qui les tiennent.
Mais la grande question est: face aux craintes proférées, face à ces menaces agitées par les tribuns populistes, quand peut-on dire, si on peut le concevoir, qu'une société de citoyens Lambda (cf. un précédent article sur la lambdacratie1 et la compétence civique du citoyen Lambda) se résigne collectivement, se couche en masse, en signe de soumission à l'autorité du positionnement grégaire dominant? A l'instar de l'animal vaincu, couché au sol, tout réflexe de fuite ou de lutte désormais inhibé, présentant son ventre mou et offert sans défense à l'appétit du prédateur politique... Je répondrais personnellement: quand cette société renonce globalement à tout esprit critique et créatif dans l'exercice public de sa citoyenneté. Quand, aveuglée par ses peurs (ses phobies), elle accepte dans un silence consentant les pires avanies xénophobes, racistes voire censément bien-pensantes mais ostracistes quand même, ou cautionne par un amorphisme coupable les invectives démagogiques contre les vrais démocrates. Non pas quand elle ne s'indigne pas, mais quand elle s'indigne mal. Par exemple, quand elle se résout à dire des politiciens qui la gouvernent qu'ils sont, définitivement, « tous pourris ». Sauf les leaders populaires, bien sûr, hommes (ou femmes) providentiellement forts à qui ces Sociétés de la Peur sont alors toutes prêtes à s'abandonner, dans des aventures scélérates dont l'Histoire a pourtant démontré qu'elles finissent toujours très mal... 
A l'inverse, l'activation d'action caractéristique du comportement sain d'une société qui conserve tout son entendement normal, ses valeurs civiques et son sens du devoir, sera donc bien marquée par la vigilance critique face aux aberrations des discours et actes des hommes et femmes politiques dominants. Par la volonté de transparence et d'intégrité dans l'usage éclairé du pouvoir gouvernant comme dans la circulation de l'information qui en émane à destination du simple citoyen. Par la capacité adaptative du plus grand nombre à prôner comme réponse créative aux maux économiques et autres, en bottom-up basé sur l'engagement et le volontariat, des initiatives publiques susceptibles d'améliorer sans cesse et solidairement le fonctionnement social, au bénéfice de toute la collectivité. 
En ce sens, on ne peut que se féliciter de voir notre époque, jouant à fond de la résonance internet et des réseaux sociaux, répondre aux fauteurs de crises et prophètes de malheurs par des solutions collectives innovantes et positives telles que:
- les mouvements citoyens de journalisme participatif, d'activisme informatif et de démocratie associative (passant par la société dite civile plutôt que par le modèle parlementaire périmé des partis dogmatiques),
- les 'initiatives de transition' coordonnées localement pour lutter à une échelle plus globale en faveur d'une décroissance soutenable à défaut d'un bien hypothétique développement durable, contesté;
- ou encore, dans un courant activiste plus pragmatique et large, davantage en phase peut-être avec un courant persistant de progrès technologique et l'idée générale de développement qui tend à se maintenir, les progrès fulgurants de ce qu'il est désormais convenu d'appeler la démocratie ouverte: e-government, open governance, mouvement open data, quand la réalité augmentée des réseaux s'empare de données administratives ou techniques censément publiques mais jusqu'alors réservées pour les partager et les exploiter constructivement, au grand profit de la société et au vu de tous.
La seule peur que devrait avoir un individu, c'est la peur de sa peur. La seule peur que devraient partager les individus qui forment toute société, c'est la peur de l'obscurantisme. Un obscurantisme dont est porteur tout réflexe nationaliste, tout repli identitaire. Toute forme de rejet irrationnel de l'Autre.
(JD26280511) 
L'article ci-dessus a été sélectionné et publié le 29 mai 2011 in extenso par le site Le Plus du Nouvel Observateur. 





Post-scriptum: Qui dit Paix chez soi dit Peur de l'Autre?
Complément d'info reçu du site Government in the Lab ce 29 mai 2011, d'après Fact Sheet Global Peace Index (Institute for Economics & Peace):
« The 2011 edition of the Global Peace Index, produced by the Institute for Economics and Peace, concludes that the levels of world peace have dropped three years in a row. This year is shaping up to be another bad one in part because of the turmoil in the Middle East and North Africa.

But there are bright spots regardless of the overall global outlook. Iceland passed New Zealand to become “the country most at peace.” Other nations ranked high on the peace scale were Japan, Denmark, Czech Republic, Austria, Finland, Canada, Norway and Slovenia. »

Pour ce qui concerne les nations européennes citées en tête de ce classement des pays supposés les plus pacifiques, on notera que, mis à part l'Islande où l'extrême droite est paraît-il encore « très faible » et la république Tchèque (moins de 1%, mais au coeur d'une Europe centrale truffée de nationalistes), toutes les autres sont particulièrement concernées par la montée des populismes et nationalismes, donc par le réflexe identitaire et sécuritaire. La preuve par les chiffres.
Danemark: 13,9% de l'électorat, Autriche: 28,99%, Finlande: 19,05%, Norvège: 22,9%, Slovénie: 5,89%.
Hypothèse plausible: qui dit paix chez soi penserait a fortiori peur de l'Autre, de l'étranger, xénophobie?
(JD30052011)