Le talon d’Achille et les colères de Gaïa



Blessé - et opéré - au tendon d’Achille comme je viens de l’être, c’est alors qu’on réalise pleinement combien notre existence même repose sur des bases fragiles. Je ne crois pas penser comme un pied et pourtant à présent c’est mon pied qui m’empêche de penser, de me concentrer sur ce texte – qui sera donc court -, sur mon travail usuel, sur l’actualité et sur le monde.
Mon cerveau est à la merci de ma douleur, latente. Et celle-ci quand elle se réveille m’empêche de raisonner sans émotion quant à celle, infiniment plus importante, du monde, qui souffre comme jamais en ce moment.
On ne compte plus les guerres et les soulèvements qui embrasent l’Afrique et l’Arabie, au nord, à l’est, à l’ouest, où souffle en tempête un vent de liberté hélas vite réprimée. Et tandis qu’en Lybie un fou avéré et sanguinaire continue de décimer impunément son propre peuple sous le regard fuyant de bien impuissantes puissances occidentales, c’est fort opportunément pour lui et sa répression brutale que l’Oeil de Sauron(s) le médiatique doit se tourner ailleurs.
Ailleurs, c’est le nord-est du Japon dont le sous-sol terrible soudain se tord et se soulève, interminablement, agité de convulsions qui provoquent un tsunami épouvantable, laminant tout, hommes, trains, bâteaux, bâtiments, de son énorme vague. Même et surtout les modernes centrales nucléaires nippones que l’on disait pourtant les plus sûres au monde.
92 désastres majeurs sur le globe en 1975, quelque 200 en 1990, un pic « millénariste » de 420 en l’an 2000, 403 catastrophes naturelles enfin en 2008, selon les dernières statistiques UNISDR (United Nations International Strategy for Disaster Reduction – source : Virginie Raisson, 2033 Atlas des Futurs du Monde, Paris, éd. Robert Laffont, 2010, p.170) et combien donc en cette année 2011 si mal commencée… « Loin d’être le seul effet du sort ou du hasard, les catastrophes « naturelles » obéissent au contraire de mieux en mieux aux lois de la probabilité », nous avertit l’auteur principal de ce remarquable atlas de prospective géopolitique.
Ce qui voudrait dire que l’on peut s’attendre à une fréquence de plus en plus grande et un impact de plus en plus fort des événements catastrophiques, affectant un nombre sans cesse croissant de millions de personnes (encore que le nombre de morts causées soit, heureusement, en constante régression, toujours d’après les mêmes statistiques). Avec un risque environnemental et sociétal accru, moins par l’ampleur des phénomènes naturels que par « la pauvreté des zones où ils ont lieu », pauvreté des terres et des pays mais surtout des populations qui y vivent, voire y survivent… 
Que nous réservent à l’avenir, dans ces conditions, le réchauffement climatique, la montée des eaux, l’instabilité manifeste de la croûte terrestre ? Sans parler des effets éventuels sur celle-ci d’une exploitation massive et éhontée des sous-sols, que ce soit par la ponction pétrolière croissante (malgré l’épuisement annoncé des gisements de pétrole, roche liquide carbonée, littéralement « l’huile de pierre »), le pompage effréné des nappes phréatiques ; ou encore, dernière industrie mortifère en plein essor, la captation des gaz de schistes souterrains par la méthode ravageuse de la fracturation hydraulique des roches (à voir d’urgence, sur ce sujet, le formidable Gasland, documentaire-choc et courageux réquisitoire filmé de l’Américain Josh Fox, qui n’a pas hésité à s’attaquer ici aux Halliburton et consorts).
Pendant que Khadafi envoie ses hordes de légionnaires et de mercenaires lourdement armés récupérer à grands coups de bombes ses installations pétrolières, instrument de son pouvoir chancelant  et raison toute prosaïque d’une realpolitik ignoblement prudente et hypocrite de la part des Occidentaux intéressés, il en est cependant certains pour penser encore à Gaïa, la terre-mère des Anciens.
Pour croire que la vieille Gaïa, Gè la déesse primordiale, commence à en avoir vraiment assez de tous ces parasites humains qui lui déclenchent des crises d’urticaire à n’en plus finir. Qui la souillent sans vergogne, la bombardent, la fragilisent, la déforestent et lui fractionnent l’épiderme sans relâche. Lui pompent de plus en plus profondément huiles essentielles et lubrifiants naturels, massacrant ses articulations en profondeur un peu comme un gros épanchement de synovie vous rendrait un genou insupportablement douloureux. Alors Gaïa, comme tout être vivant blessé ou agressé, tremble, se défend, crache, se fâche et se lâche…
On n’est évidemment pas obligé de souscrire à la « théorie Gaïa » de l’autorégulation de l’écosphère planétaire. Une théorie qui n’est cependant pas sans échos, ni dans la pensée écologique contemporaine, ni dans certaines religions et cultures ancestrales. Et comme j’aime particulièrement la mythologie grecque en ce qu’elle nous apprend de l’histoire du monde d’avant les hommes, j’en noterai simplement pour conclure l’enseignement suivant.
Achille aux pieds légers (podas okus Akilleus), fougueux guerrier mais fragile héros de la guerre troyenne, avait pour mère la nymphe Thétis. Celle-là même qui crut bon de tremper son enfant dans le Styx pour le rendre invincible, mais commit l’erreur de le tenir par le talon, ce qui en fit son seul point vulnérable. Or Thétis était une Néréide, une des cinquante filles de Nérée le Vieillard, dieu marin primitif. Lui-même fils de Pontos, le Flot (on a vu au Japon ce qui se passe quand celui-là se déchaîne, il a d’ailleurs eu aussi une fille nommée Eurybie, la vaste violence), qui s’unit pour l’engendrer à sa propre mère, Gaïa…
Eh oui, ainsi donc, l’impétueux champion Achille, mi-homme mi-dieu, avait pour arrière-grand-mère cette terre qu’il foulait du talon et qu’il aimait souiller du sang de ses ennemis. Mais Gaïa, que l’on sache, n’a rien fait pour, le moment venu, l’empêcher de périr. (JD)