Totalitarisme ou démocratie, l'éternel combat des Anciens et des Modernes

La rébellion arabe: relire Lawrence ?
D'abord Ben Ali, puis Moubarak, et maintenant Bouteflika, Kadhafi et combien d'autres qui s'accrochent désespérément à leurs fauteuils ou à leurs trônes... Les « puissants » comme on les appelle, tyrans, dictateurs et autres autocrates, auraient-ils une fâcheuse tendance à se croire – à se vouloir, c'est sûr, surtout dans des pays de tradition autoritaire comme les leurs! - inébranlables, inamovibles, éternels? Fâcheuse tendance, certes, et grave erreur stratégique surtout.
L'histoire en marche nous le démontre en ce moment dans les pays arabes, comme hier dans feu les démocraties populaires (un bien singulier pléonasme), ou avant-hier dans la conjoncture totalitaire du XXe siècle: rien n'est intangible politiquement, absolument rien, et surtout pas le pouvoir absolu. On pourrait le penser, mais non.
Jamais on n'a vu un régime autoritaire ou, pire, totalitaire (la nuance se situant essentiellement dans le degré de terreur exercée sur les masses), se maintenir indéfiniment par sa propre force d'inertie statique, en faisant peser sur le peuple une chape de plomb idéologique doublée du poids d'une hiérarchie pyramidale.
Le philosophe et historien Marcel Gauchet, qui était cette semaine à Bruxelles pour évoquer, avec clairvoyance, « la démocratie à l'épreuve des totalitarismes », thème de son dernier livre (Gallimard, 2010), s'en expliquait fort bien: dans le flux incessant des événements historiques, nos sociétés s'organisent pour changer, dans une dynamique tournée vers le futur. Les régimes forts n'y échappent pas, pas plus que les démocraties. Le miracle étant plutôt, au sortir de la conjoncture totalitaire précipitée par l'événement contingent que fut la Grande guerre de 1914, une relative stabilisation de nos démocraties occidentales.
A contre-courant des idées reçues sur le caractère figé, sclérosé et pour tout dire monolithique des autocraties, monarchies ou dictatures, Gauchet observe plutôt, sans jugement de valeur bien sûr, que les totalitarismes sont des expériences dynamiques – au sens évolutif - qui n'ont de sens que par leurs trajectoires. Ce sont des régimes mûs par un mouvement, dit-il, condamnés à aller vers l'avant, traversés par des contradictions qui ne les laissent pas en repos. Les totalitarismes veulent détruire les démocraties pour les accomplir sur un plan supérieur. Les totalitarismes d'hier ont ainsi totalement transformé la démocratie. Que le philosophe décrit comme «  le régime qui institutionnalise sa propre critique ».
Dans le combat des démocraties contre le totalitarisme, qui sont les anciens et qui sont les modernes ?, peut-on dès lors se demander avec Marcel Gauchet. Les démocrates modernes seraient-ils, paradoxalement, des anciens malgré eux, puisqu'ils veulent retrouver un modèle ancestral de société démocratique ? Tandis que les conservateurs les plus ultra, « ces dirigeants en voie de momification » comme dit La Libre du 04/02 (p. 64), seraient des modernes malgré eux ? Puisque, voulant en rester à des valeurs anciennes comme l'Etat-Nation incarné dans le mythe de l'homme fort, c'est par leur obstination même à conserver et monopoliser le pouvoir qu'ils provoquent le désordre, l'incertitude et les conditions du chaos qu'ils prétendent éviter... Ce en quoi ils cautionnent l'équation de la modernité que donnait déjà Georges Balandier dans Le Désordre (1988), toujours extrêmement pertinente: « La modernité, c'est le mouvement, plus l'incertitude ».
"Quoique tu sois né roi, tu es mortel" @jackydegueldre
La démocratie est une vieille histoire, cela dit, et sans doute nos puissants contemporains seraient-ils bien inspirés de ne pas en oublier les leçons, face à la tentation totalitaire. Par exemple chez ceux-là mêmes qui l'ont inventée il y a plus de deux mille cinq cents ans...
« Même si tu es né roi, tu n'en es pas moins mortel », prévenait-on par une menace voilée le monarque grec jaloux de son pouvoir. Athènes aussi a connu « l'âge de fer » avant de se débarrasser du joug des despotes, raconte au VIIIe s. le poète didactique Hésiode. Quant à l'orateur Démosthène le bien nommé (littéralement, la force du peuple ou le citoyen fort), auteur des célèbres Philippiques contre le roi de Macédoine, c'est quatre cents ans plus tard, au IVe s. donc, qu'il dénonce, tel un serpent venimeux qu'il voudrait écraser, Aristogiton, un sycophante, un mouchard, un agent provocateur de l'aristocratie. Autrement dit, sa police politique, telle qu'on la connaissait et la détestait déjà alors, à l'image actuelle de la Sûreté de l'Etat de l'ex-général de police Ben Ali et des mouchards informatiques du ministère de l'Intérieur, communément désignés par les Tunisiens sous le petit nom d'Ammar la censure.
Non seulement la Grèce antique a conçu et forgé l'idée de démocratie, quelques siècles avant que des colonels mal inspirés ne tentent, par un coup d'Etat contre leur roi, de mettre la Grèce moderne en coupe réglée – leur dictature tiendra moins de dix ans, qui s'en souvient maintenant? - ; mais cette démocratie-là avait aussi forgé un mot, dèmagogia, pour démasquer la démagogie, l'art de conduire le peuple en captant sa faveur.
Un autre mot, non transcrit celui-là dans nos langues modernes, existait alors pour désigner la contre-mesure du précédent, une véritable arme populaire: la dèmèlasia, exil voté, bannissement décrété par le peuple.
La démélasie ? Peut-être devrait-on s'en souvenir ces temps-ci pour pouvoir le rappeler utilement à ceux qui ont la mémoire courte, voire une méconnaissance de l'histoire longue, ou qu'aveugle encore leur attachement au pouvoir...
« Le propre d'un dictateur c'est de se dire le premier des démocrates »: ce tweet avertisseur, lancé par l'auteur de ces lignes sur le réseau social Twitter le 7 février, n'a pas manqué de circuler en Tunisie, aussitôt et abondamment retweeté avec enthousiasme par TunisiaTrends (sic). Comme quoi il ne faut jamais sous-estimer les tendances profondes d'une démocratie en marche.
(JD)