TOUS LES CHEMINS MENENT AUX ROMS



« Tout être humain a le droit fondamental de prétendre vivre dignement n'importe où, notamment là où le destin l'a amené par les chemins tortueux et mortifères de l'exil, volontaire ou forcé. »[1]

Drapeau Rom, choisi en 1971 par le
1er Congrès mondial tsigane. Au centre
le chakra, roue solaire symbolique
de la route et de la liberté (source:Wikipédia).

… Ce serait tellement plus simple si la libre circulation des personnes, plutôt qu’une belle et éternelle utopie, était un droit légitimement établi et reconnu aux hommes et femmes du monde entier par l’usage migratoire ancestral, par l’histoire même de nos civilisations longtemps nomades. Et ce jusqu’à nos jours, du moins en ce qui concerne ces « gens du voyage » que sont les Roms, partis d’Inde, dit-on, voilà plus de dix siècles, tenant leur nom voire leurs talents du dieu Râma, « celui qui va partout », « qui émerveille par les arts et la musique ».
A contrario, il est piquant de noter que le mot Rom[2], dont un des sens donnés est, précisément, « être humain », s’applique à des populations de nationalités disparates qui, dans l’Union européenne à 27, sont particulièrement stigmatisées et discriminées en tant qu’êtres humains pourtant censément égaux aux autres Européens. L’Atlas des migrants en Europe, publié il y a tout juste un an (Paris, Armand Colin, septembre 2009), évoque même, parlant du « cas des Roms » (pp.24 à 27), « Une citoyenneté européenne à deux vitesses ». Je cite : «(…) certains gouvernements de l’Ouest européen laissent entendre que ces nouveaux citoyens représentent un danger pour les économies nationales. Mais la stigmatisation des deux derniers pays entrés dans l’UE vise principalement la forte proportion des Roms parmi leurs habitants, surtout en Roumanie ».
Ignorant évidemment le dramatique durcissement qui allait suivre, l’Atlas rappelle ainsi  qu’en 2008 déjà, « le gouvernement italien a lancé une campagne de prise d’empreintes digitales des Roms présents sur son territoire ».
LA FRANCE, MONSIEUR, LA FRANCE !
Quant à la France… « Moins ouvertement, la France s’était lancée dans la même voie », note pudiquement l’Atlas à propos de l’époque où Monsieur Sarkozy, déjà sur la balle, était ministre de l’Intérieur : « Depuis janvier 2002, les Roumains, qui n’étaient plus soumis à l’obligation de visa et pouvaient circuler librement dans l’UE pour une durée maximale de trois mois, devaient justifier en cas de contrôle de ressources équivalant à cent euros par jour. L’application de cette règle a permis de nombreux éloignements, avec la complicité active des autorités roumaines, qui confisquaient à leur arrivée les passeports des personnes renvoyées ».
Malgré l’aggravation récente de cette politique française d’exclusion des Roms, voulue par un président dont les origines hongroises paternelles ont peut-être nourri quelques solides préjugés en la matière[3], il ne faudrait pas croire que la France a le monopole du retour à la case départ, contraint ou vivement suggéré. Même si elle y va par charters entiers pour évacuer Tsiganes, Bohémiens, Romanichels, au choix des appellations…
CHASSE AUX ROMS : LA BELGIQUE AUSSI !
Prenons par exemple ce que l’on appelle hypocritement en Belgique « l’aide au retour volontaire », en abrégé le REAB (Retour et Emigration des demandeurs d’Asile hors de Belgique), programme gouvernemental en coopération avec l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM). Mais qui n’est jamais qu’une manière déguisée, au niveau institutionnel, de se débarrasser gentiment de quelques indésirables.
Les statistiques OIM/REAB de janvier à juin 2009 constatent ainsi que l’aide volontaire a concerné 27 Tchèques, 36 Slovaques et 28 Bulgares, de même que, dans de moindres proportions alors, les Roumains (9) et les Hongrois (2). Quant à l’assistance (matérielle) à la réintégration, en ont bénéficié dans la même période (exception faite de la Slovaquie où seules les personnes en situation de vulnérabilité y ont accès, mais sans possibilité de relogement), 12 Bulgares, 7 Slovaques, 7 Roumains et 6 Tchèques.
Curieux non ?, en 2009, des Tchèques qui demandent encore l’asile politique…
Comme j’ai eu l’occasion de l’écrire alors, en septembre 2009, dans un mail à mes interlocuteurs du Ciré (Coordination et Initiatives pour et avec les Réfugiés et Étrangers), « pour qui connaît la réalité démographique de ces pays, il y a fort à parier qu’on parle là d’un seul et même peuple d’exclus, les Roms, vendus comme esclaves dans les Balkans jusqu’au milieu du XIXe siècle. 84% d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté en Bulgarie, 88% en Roumanie et 91% en Hongrie (sources : Unesco 2005, analyse PAC 2008/29), sans parler de l’ex-Tchécoslovaquie où ils sont légions à vivre de petits boulots précaires ou de sales boulots, quand ils en ont ».
DISCRIMINATION ETHNIQUE : UN FAIT CULTUREL
« Il y a là, en fait, concluais-je, « un problème fondamental mais caché de discrimination ethnique ! »
Et ce problème fondamental a lui-même, j’en suis intimement convaincu, une dimension culturelle essentielle, soulevant même une question de psychologie sociale.
Il y a là une forme de schizophrénie sociétale, à revendiquer par principe la liberté au cœur des droits humains et à sévir contre ceux-là qui entendent en faire le plus libre usage en voyageant sans frontières, ainsi que leurs pères l’ont toujours fait.
Comme si la « peur de l’Autre », hantise bien présente dans les craintes ancestrales véhiculées par les croyances populaires au sujet des Roms (« voleurs de poules, voleurs d’enfants : si tu n’es pas sage ils vont venir te prendre ! »), se doublait d’une forme de jalousie perverse, pour ne pas dire de rancœur, de la part des populations sédentaires, historiquement fixées, soumises, à l’encontre de ces hommes libres[4], marginaux et fiers, apatrides avant la lettre. Jadis poussés sur les routes par leur condition d’êtres « impurs » donc « intouchables », parfois sédentarisés aujourd’hui mais, pour la plupart, toujours nomades dans leur tête et farouches tenants de cette liberté de circuler si chèrement payée à travers les siècles (Wikipédia, déjà pointé, regorge d’excellentes données historiques à ce sujet ; de même que de précisions techniques concernant le « livret de circulation », exception bien française en matière d’entraves administratives au nomadisme, dont l’Etat français est coutumier depuis l’Ancien régime).

Il serait peut-être temps de faire montre d’ouverture d’esprit, plutôt que de fermeture de frontières mentales. Redonner sa place, dans la société contemporaine, à l’homme nomade, porteur vivifiant d’enrichissement culturel et grand témoin de notre diversité. Se souvenir d’urgence que la civilisation européenne, du reste française pour une bonne part de l’histoire des idées et des droits de l’homme, s’est faite de tous temps, et pas seulement les plus reculés, par des migrations, des transhumances, des nomadismes subis et plus rarement choisis, pour reprendre la subtile casuistique élyséenne à la mode. Même les tribus belges (Belgae, Atrebates) auraient occupé le sud de l’Angleterre romaine bien avant que les Angles, Saxons et autres Jutes ne s’y installent à côté des Bretons et des Pictes, c’est dire…
Plus sérieusement, qui peut encore douter, dans cette Europe d’au moins 27 nationalités, que nous ne soyons pas tous, absolument tous (à commencer par les Flamands et les Wallons qui vivent encore aux « limes » de la Gaule Belgique), le fruit d’hybridations multiples, de croisements ethniques en tous sens ? Une libre-circulation historique de facto, des flux migratoires qui n’ont que faire aujourd’hui des nationalismes ringards et des populismes outranciers (plaignons cependant les Roms, sous la présidence européenne prochaine d’une droite populiste hongroise guère encline à les tolérer) !  
Qui pourrait en outre affirmer que la précarité sociale croissante de franges de plus en plus importantes de nos populations, jointe aux nécessités économiques de la délocalisation/globalisation ou encore aux effets amplifiés des catastrophes naturelles sur l’émergence de migrants environnementaux, ne va pas obliger nos sociétés post-modernes à repenser complètement le rapport aux déplacements humains massifs ?
A reconsidérer pragmatiquement, ou même à revaloriser politiquement, le fait nomade, la transhumance, le voyage incessant, l’obligation d’errance?  
Alors peut-être y aura-t-il plus de trois eurodéputés d’origine Rom (sur 736) au Parlement européen. Et sans doute y aura-t-il des leçons de courage, de survie et de capacité d’adaptation à prendre auprès de ces minorités Roms, de ces indiens européens si longtemps marginalisés, objets d’opprobre et de vindicte populaire depuis des siècles.
J.D., octobre 2010

A lire en ligne, dans le Monde diplomatique et sur le même sujet (avec cartographie et notes historiques à l’appui)
« Roms et gens du voyage : l’histoire d’une persécution transnationale »
Céline Bergeon, laboratoire Migrinter, Université de Poitiers - jeudi 29 juillet 2010
www.monde-diplomatique.fr/carnet/2010-07-29-Roms
« Les Roms, un peuple européen »
Philippe Rekacewicz — juillet 2010
www.monde-diplomatique.fr/cartes/roms


[1] Extrait de DEGUELDRE, Jacques, « Plaidoyer pour l’advocacy », ESAN, juin 2007 : conclusions publiées à l’issue du « Workshop on advocacy and fundraising » ayant réuni experts européens et représentants d'ONG roumaines ou bulgares principalement vouées aux populations Rom, à Constança, en Roumanie, dans le cadre du projet européen « Equal chances in a broader Europe » (Egalité des chances dans une Europe élargie), sous l’égide du réseau associatif ESAN (European Social Action Network).
Texte intégral en format pdf sur http://www.esan.eu/esan/menu_haut/communiquons/points_de_vue , également disponible en version papier, publiée en tant qu’analyse par le mouvement d’éducation permanente Présence et Action Culturelles (PAC, 2007).
[2] Le mot Rom, au pluriel Romané, plus couramment Roms en français, est le terme adopté par les Nations Unies comme par l’Union Romani Internationale. Voir :  fr.wikipedia.org/wiki/Roms
[3] Il faut voir à Budapest, dans le travail de mémoire proposé par le sinistre Musée de la Terreur, comment les ultranationalistes hongrois des Croix Fléchées, contemporains de György Särkösy Nagybocsaï le grand-père, ont, sous l’influence nazie, traité les Roms, pourchassés, déportés, massacrés. Aujourd’hui encore, il ne fait pas très bon être un Rom au pays des Magyars. Pourtant, il y a dix siècles, quand les Roms commençèrent à migrer de l’Inde du nord vers l’Europe centrale, les sept tribus magyares qui peuplaient la région du moyen Danube étaient également, comme eux, des nomades de la steppe. 
[4] Le drapeau Rom, adopté en 1971 ainsi que le vocable Rom par l’union internationale  Romani (Romani-çel, le peuple Rom), s’orne symboliquement d’une roue solaire, symbole de la route et de la liberté, sur fond de terre verte fertile et de ciel bleu intense, lui aussi promesse de liberté.