CATASTROPHIQUE BELGIQUE: LES DISJONCTEURS DECISIONNELS

Se pourrait-il que l'occurrence répétitive de grands drames publics s'explique par des disjonctions systémiques dans les chaînes de commandement et les boucles de pouvoir: de véritables ruptures des flux décisionnels à l'échelle de toute une société stressée par la trop grande vitesse de la modernité, facteur d'incertitude, d'imprécision, d'indécision?
Frappante, dans le cours naturellement furieux de l'actualité hivernale. la confluence chronologique de certains événements dramatiques, qui impliquent à des degrés divers la responsabilité humaine. Ou plutôt, comme cause des causes, l'irresponsabilité des hommes en charge, peu désireux sinon incapables d'assumer les lourdes conséquences de leur impréparation, de leur incurie ou de leur impéritie.
FATALITE, VRAIMENT?
D'abord, le verglas et la neige, en quantité inattendue en plein hiver paraît-il, surprenant donc prévisionnistes, responsables logistiques et services d'épandage. Bloquant des chapelets d'autos et de poids lourds en ciseaux sur le ruban devenu blanc de nos autoroutes déjà en pleine dégradation, mal entretenues, rongées par le gel, striées d'ornières mortelles, constellées comme jamais de nids-de-poule assassins. La neige et le verglas tuent, on le savait. L'incompétence aussi, sans doute. Cette fois encore, il y a eu des tués et des blessés. Beaucoup trop. La faute à qui, à quoi? Allez savoir. Fatalité.
Puis, fatalité toujours, une poche de gaz échappé d'on ne sait quelle tuyauterie mal contrôlée explose, éventrant nuitamment le centre de Liège et tuant une vingtaine d'innocents. Comme en écho tragique à une autre explosion de conduite de gaz, tout aussi cataclysmique, qui six ans auparavant déchirait le ciel de Ghislenghien en faisant des dizaines de victimes. Et dont, en ce début 2010, la justice des hommes peine manifestement à établir les vraies responsabilités en amont du système. Fatalement, oserait-on dire. Surtout quand on en vient à la question cruciale: qui doit payer?
Entre-temps, un train de voyageurs s'est encastré dans un autre à Huizingen et le cours de la vie d'une vingtaine de personnes s'en est trouvé aussi brutalement interrompu que le trafic ferroviaire international. On aurait pourtant pu et dû, paraît-il, tirer les leçons d'un accident similaire survenu voilà quelques années. Mais cette fois encore, fatalité!, personne ne semble prêt à assumer la lourde responsabilité civile du drame à travers les retards pris dans l'équipement sécuritaire. Tout au contraire, les instances politiques et administratives nationales se renvoient lamentablement la balle, certains tentant même d'imputer une part de la faute aux autorités européennes et à la difficile mise en oeuvre de leur réglementation en la matière...

MALGOUVERNANCE, INGOUVERNANCE...
Soit. S'agissant d'imprévoyance ou d'inconséquence politicienne, pour ne pas dire d'ingouvernance au sommet du pouvoir de décision, il serait tentant d'évoquer aussi d'autres cataclysmes récents ou à venir, sociaux et économiques ceux-là, qui affectent soudain notre société tout entière et ont nom Opel Anvers ou Carrefour. Mais évitons l'amalgame et arrêtons là cette énumération d'événements catastrophiques.
Quelle impression peut retirer de tout cela le citoyen lambda ?, sinon celle d'un indéniable estompement des normes de compétence, aux sens pragmatique et juridique du terme: plus les responsabilités sont lourdes, moins on en discerne clairement les contours et moins il se trouve de hauts responsables pour les assumer dignement. C'est devenu comme une loi du genre, avec son corollaire indigne qui serait l'estompement du sens de l'honneur, une perte collective des repères et des valeurs.
DECIDER A FLUX (TROP) TENDU !
A moins qu'il faille d'abord incriminer les conditions du travail politique actuel, désormais obligé de se faire à la vitesse du flux médiatique comme du flux économique, sans temps suffisant de réflexion, donc en flux tendu. Très tendu, voire trop tendu parfois. Alors, quand il n'y a plus de marge pour la prévention tactique et la préparation stratégique, quand la tension est trop grande entre l'agir et le non-agir (ce que les Chinois appellent le wou-wei, l'observation passive des événements), surtout quand on a trop attendu pour agir, un jour l'élastique casse, la norme se relâche non plus insensiblement mais brusquement. Il y a véritablement laisser-aller, négligence (étymologiquement: non-reliance, non-liaison), risque majeur de disjonction événementielle, puisque rupture effective du flux décisionnel, donc du bon suivi des décisions, avec toutes ses conséquences dommageables, accidentelles, tôt ou tard...
Notre société vit trop vite, mal préparée, des temps trop incertains. Telle est peut-être la cause systémique des maux qui nous affectent socialement, de ces moments critiques collectifs qui ne sont que des « frémissements superficiels » signes de phénomènes sociétaux plus profonds, comme dirait dans « Le temps des crises » le philosophe Michel Serres.
Que son modèle soit emprunté à la sismologie, évoquant les secousses de surface provoquées par la tectonique des plaques sous-jacentes, ne peut que renforcer le propos, en ces temps où le monde est secoué de tremblements autrement mortifères, en Haïti hier, au Japon et au Chili aujourd'hui. Et où l'on peut, hélas, comparer et voir à quel point les effets de toute catastrophe, qu'elle soit ou non naturelle, sont immédiatement amplifiés par l'irresponsabilité des hommes. Selon qu'ils ont ou non pris quelques précautions. (JD010310)

N.B. Cet article a été publié ultérieurement, in extenso - sauf son troisième intertitre -, dans le quotidien La Libre Belgique du vendredi 5 mars 2010, page 53 Découvertes Débats, rubrique Opinion / Société, sous le titre simplifié "Catastrophique Belgique".