Au-delà de l’homme, l’Homme-dieu ?

Docteur en biologie, professeur d’anthropologie biologique et de génétique humaine ULB/VUB, Charles Susanne donnait récemment à Bruxelles une conférence intitulée "L'être humain amélioré : vous avez dit humain ?", préfigurant elle-même un ouvrage collectif à paraître prochainement sous la direction du Pr Susanne lui-même. Le titre de cette réflexion commune, "Transhumanisme. A la limite des des valeurs humanistes", traduit bien la préoccupation grandissante des cercles académiques et philosophiques de la vieille Europe vis-à-vis d'un projet scientifique qui pour les uns tient de l'utopie ou de la science-fiction, pour les autres de la menace éthique et civilisationnelle.
Tandis que d'autres encore, principalement anglo-saxons et transhumanistes voire posthumanistes convaincus, n'ont pas ces états d'âme et, fonçant vers ce cyber-avenir et son "homme augmenté", se prennent déjà à rêver d'un basculement soudain vers l'hyper-intelligence globale - c'est le momentum prédit pour l'avènement de a "singularité" - dans les 20 ou 25 années à venir. 

Qu'il me soit permis de reprendre ici, sans aucunement révéler ni propager par avance les "bonnes feuilles" du livre à paraître, une contribution que sa parution a suscitée et qui pourrait éventuellement lui tenir lieu de préface. 
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Au-delà de l’homme, l’Homme-dieu ?


Le dieu de Bouray, un bronze celte découvert en 1845
près d'Etampes et conservé au musée de Saint-Germain-en-Laye:
préfiguration sinon prescience de la divinité de l'humain? 
Quelles seront encore demain, dans ce monde de réalité virtuelle voire d’hyper-réalité que nous réservent les neurosciences et autres technosciences du futur, la place singulière et la valeur de l’Homme ? Quel sera alors le sens profond de l’humain, si du moins ce mot peut encore y faire sens ?

Dieu a fait l’homme à son image, enseignait hier la religion à qui voulait ou devait bien y croire. Ajoutant même que cette Création n’avait été l’affaire que de quelques jours…
Dira-t-on, dans un avenir qui se rapproche, une fois passé ce seuil exponentiel que d’aucuns dans la communauté scientifique internationale appellent le seuil de la singularité, dira-t-on non seulement que c’est l’homme qui a fait dieu à son image – ce qui par parenthèse expliquerait bien des errements et des dévoiements cruels de la religiosité, depuis les archétypes féroces des théogonies primitives jusqu’aux pires atrocités nourries au sein des grandes religions monothéistes contemporaines -, mais que désormais et in fine c’est l’homme qui s’est fait dieu ?
Enfin émancipé de son carcan biologique et de sa fragilité intrinsèque, enfin doté d’ubiquité et d’universalité, enfin incommensurablement savant et donc puissant, enfin indestructible, voire immortel…
Car c’est bien là l’enjeu fondamental dont il s’agit dans le transhumanisme, confrontant laÏques, athées - majoritaires paraît-il - et théistes (aux Etats-Unis il existe même une Association des Mormons transhumanistes), ce transhumanisme porteur d’hommes augmentés, démiurge créateur de surhommes, d’hommes au-delà de l’homme.
Toute création est une lutte contre la mort, énonçait naguère le philosophe des médias Vilém Flusser. Et dans la théorie transhumaniste, essentiellement conceptualisée dans un premier temps par la pensée scientifique anglo-saxonne (on verra que l’on trouve à sa genèse terminologique, ce n’est pas un hasard, le biologiste Julian Huxley, frère d’Aldous, grand romancier de l’anticipation dans « Le meilleur des Mondes »), il est bien question d’au-delà.
Plus et mieux qu’améliorer l’humain, pousser la vie au-delà de la vie, « to enhance humans beyond their most worrying biological limits using tehnological means »i , non sans questionner frontalement, bien sûr, les approches confessionnelles de ces mêmes limites («how does the futuristic drive(…) relate to faith-based approaches to humanity’s wordly limits »id.).
Entendons bien le propos. Même s’il est ou sera question çà et là de manipulations génétiques et transgéniques, de cryogénisation, d’implants par nanochirurgie, de neuroengineering et distributed cognition, de bionique et d’intelligence artificielle, de réseaux neuronaux, voire d’immortalité digitale, de cyborgs et de symbiants, sinon d’exosquelettes – tout bêtement la version cybernétique sophistiquée de l’armure ou de la prothèse externe décuplant la force organique, cf. les transformers surpuissants qui peuplent les mangas de la littérature jeunesse -, nous ne parlons pas ici de science-fiction mais, fondamentalement et sérieusement, de philosophie, de transcendance et d’éthique.
Jusqu’où pousser, reculer, franchir les limites du faisable, du tolérable, de l’impensable et du connaissable? De quel droit ne le ferait-on pas, mais de quel droit le fait-on déjà ?
La négation est l’argument favori de l’ignorance, dit-on. Si la religion relie l’homme à son dieu, ou du moins l’homme à son semblable, qu’advient-il de la croyance coutumière en l’immanence quand il est devient question de rien moins que « fusionner l’homme et la machine », grâce aux « miracles de la science » évacuant du même coup les « mystères » de la foi ? « What happens to religion if the future belongs to the cyborgs ? »ii se demande même, sur le site Humanity+, le professeur Egil Asprem, du Religion, Experience and Mind Lab de l’Université californienne de Santa Barbara, dont les travaux prospectifs évoluent aux confins des sciences cognitives, du religieux et de l’histoire de l’ésotérisme occidental.
Et se pourrait-il qu’un jour moins éloigné que l’on pense, par d’aussi étranges détours et tant d’arguments opposés, philosophies théistes et athéistes finissent pas se rejoindre sur ce point, de rupture pourtant, cette conviction dont les premières ont fait leur miel, que la mort n’est décidément pas la fin ?
Sans aucun doute l’esprit curieux et critique trouvera-t-il de passionnants éléments de discussion et de réponse à ces incontournables questions dans le présent ouvrage, somme de connaissances inédite dans le monde intellectuel francophone. Et fruit d’un travail qui relève, à cet égard au moins, d’un aspect spécifique de la réflexion transhumaniste : l’intelligence collective et coopérative. Pour ne pas dire, comme l’ont proposé certains, l’intelligence adventive ou la pensée rhizomique, se déployant exponentiellement de réseaux neuronaux individuels en réseaux de réseaux cybernétiques, à une vitesse jamais vue.
Une observation encore à ce sujet, et un avertissement.
D’une part, et un penseur de la technologie et de la vitesse comme Paul Virilio aurait certes eu des leçons d’humanité à donner à ce propos, il est frappant de constater combien les notions de vitesse et d’accélération sont intimement liées aux processus de progression scientifique en cours dans tous les domaines. Comme une course folle contre la marche du temps, inversement proportionnelle à la formidable régression que l’on peut par ailleurs observer dans le champ des idées et des croyances obscurantistes. Comme si au créationnisme fossile qui a prétendu et prétend encore à un monde bâti en sept jours montre en main par un grand horloger, l’évolutionnisme darwinien se devait d’asséner au plus vite le coup fatal, et la preuve scientifique du contraire, en accélérant encore et encore la marche forcée vers le dernier stade connu et espéré de l’évolution : le post-humain, trou noir promis à l’aspiration vers la connaissance suprême, au moment tant attendu de la Singularité où le savoir humain « boosté » par une gigantesque machine de Turing bascule vers des dimensions, si pas divines, insoupçonnées.

D’autre part, un avertissement ? Très pragmatique et idéologique alors. En effet, il n’est pas sans pertinence de faire observer et souligner que, voilà deux ans déjà, le pionnier et géant de la cybernétique globale qu’est l’hydre tentaculaire Google, puissance au cœur de la puissance américaine, a recruté à sa direction stratégique de l’ingénierie et du développement un certain Ray Kurzweil. Avec Peter Diamandis, autre gourou du transhumanisme, Raymond Kurzweiliii , ingénieur en informatique, n’est autre que le cofondateur (en 2008) de la Singularity University. Laquelle, au sein du NASA Research Park de Moffet Field, Californie, attire et entend rassembler les plus brillants talents de la recherche scientifique avec les plus ambitieux et fonceurs des ingénieurs.
Kurzweil, qui a ses détracteurs et ne fait donc pas que des adeptes, promet à ceux-ci la supraconscience et prédit pour bientôt l’émergence de la super-intelligence, s’auto-améliorant dès lors par rétroaction permanente. Jusqu’au miracle de la Singularité que, se basant sur les lois de progression logarithmique de la puissance de computation des ordinateurs actuels, il situe… au-delà de 2030, « plus précisément autour de 2045 ».
Mais le plus singulier dans tout cela, c’est moins per se la prédiction démiurgique de Kurzweil - ou le fait presque anodin que l’homme suit un traitement en vue de ralentir son propre vieillissement - que l’intention stratégique démesurée que l’on peut deviner, pressentir, espérer ou craindre c’est selon, dans le chef du haut management de Google.
Nous préparerait-on pour après-demain un « meilleur des mondes » qui ne serait plus qu’un seul, unique et gigantesque cerveau global dominant, contrôlant, perfectionnant cette humanité tellement imparfaite encore ? Ou même, après l’obsolescence programmée des machines, l’homme-dieu plancherait-il déjà sur un concept plus novateur et plus terrible encore : l’obsolescence de l’homme ?
iAméliorer l’homme au-delà de ses limites biologiques les plus inquiétantes par le recours à des moyens technologiques - Harry J. Bentham, « Death, Transcendence and Transhumanism », Humanity+, décembre 2014 -http://hplusmagazine.com/2014/12/01/death-transcendence-transhumanism/

iiE. Asprem, « Religion in the age of cyborgs », Humanity+, mai 2014 - http://hplusmagazine.com/2014/05/28/religion-in-the-age-of-cyborgs/

iii« Google recrute Ray Kurzweil, un gourou du transhumanisme », Futura-Sciences, décembre 2012 - http://www.futura-sciences.com/magazines/high-tech/infos/actu/d/internet-google-recrute-ray-kurzweil-gourou-transhumanisme-43469/

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Le second texte ci-dessous (2012) est bien antérieur au précédent. Et pourtant il pourrait parfaitement faire écho à sa conclusion, même s'il y est moins question des avancées préoccupantes de Google & Co que de ce qui se trame, avec des moyens bien plus considérables peut-être, quelque part en Chine… 

A propos de transhumanisme
(commentaires sur LinkedIn – groupe Communication politique JD131112)

Si vous trouvez cela angoissant, à juste titre, lisez plutôt la nouvelle que j'ai publiée dès 1997 sur le même sujet, aujourd'hui banalisé dans le terme "upploading".
C'est à peu près à cette même époque que j'ai rencontré, dans un discret laboratoire bruxellois, le Prof. Dr Hugo De Garis, qui y travaillait sur le plus puissant cerveau artificiel du monde, déjà capable d'auto-répliquer ses connexions à la nanoseconde. Et qui a dirigé, entre 2006 et 2011, The Artificial Brain Lab de l'université chinoise de Xiamen...
Il y développait des "artilects" (artificial intellects), "with intellectual capacities trillions of trillions of times above the human level”!

Transhumaniste déclaré, l'Australien Hugo De Garis n'hésite pas à postuler aujourd'hui, sur KurzweilAI.net <http://www.kurzweilai.net/from-cosmism-to-deism> , l'existence d'un dieu mathématicien. L'immanence révélée des fractales de Mandelbrot, en quelque sorte.

Et cela cinquante ans après les premières recherches informatiques, pourtant prometteuses mais jugées trop d'avant-garde, qui semblaient conduire la cybernétique naissante vers la voie royale des "réseaux neuronaux". Laquelle connaît un net regain d'intérêt à présent.


Il s'agit d'une simple fiction prospective, diffusée très (trop) discrètement et un peu trop tôt peut-être, en français seulement mais sous deux titres interchangeables, "L'encéphalonaute" ou "Innereye". Egalement republiée en 2012, sans succès bien entendu, sur:

Il s'articule autour d'une idée maîtresse, ou plutôt deux.

La première, fondamentale, c'est que "l'ordinateur de demain, c'est l'homme". L'ordinateur humain. Vous. Moi. Potentiellement, bien sûr.

La seconde, en corollaire, c'est celle qui resurgit dans la singularité, un demi-siècle après l'abandon de la piste neuronale, qui avait mené les Anglais Mc Cullogh (neurophysiologue) et Pitts (mathématicien) à l'élaboration d'une machine pensante baptisée "Perceptron", au profit du modèle universel de logique binaire, conceptuellement inspiré par la célèbre "machine de Turing", autre pionnier anglais de l'intelligence numérique (le briseur d'Enigma).

Cette idée, c'est que, après l'infiniment grand et l'infiniment petit, nous sommes partis pour explorer l'infiniment intelligent. A la rencontre de la déité via la transhumanité.

Du cosmisme au déisme, comme dirait De Garis? Peut-être... Ce qui rejoint une question que je formulerais ainsi: est-ce ce dieu, s'il existe, qui a créé l'homme à son image, ou bien l'homme qui s'est créé un dieu à son image à lui? (JD)

P.S. Je réalise bien que nous sommes ici dans une plateforme de communication politique.
Ce qui peut sembler très loin de ce long développement quasi-philosophique. Mais la communication autour de la chose publique est affaire de 'bien commun' ("munus, muneris). Et c'est, fondamentalement, ce dont il est question ici, à l'échelle des enjeux de la communauté humaine.
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Sur le même sujet : Les vertiges du transhumanisme, un article de Corine Lesnes, correspondante du Monde à San Francisco. LE MONDE CULTURE ET IDEES |