#Sciences_neuronales: INNEREYE ou L'encéphalonaute (republication en ligne, "Bis repetita placent")

7 milliards d'êtres humains x 100 milliards de neurones = réponse i-nouïe?

Paresse intellectuelle, auto-satisfaction d'auteur ou besoin d'enfoncer le clou? Après avoir esquissé l'idée d'intelligence adventive (cf. article du 2 mai 2011) pour décrire la mutualisation croissante des savoirs et des informations par nos réseaux sociaux qui se développent en rhizomes hyper-ramifiés, il me semble qu'un retour à l'individu s'impose. A l'intelligence individuelle, s'entend, et à ce qu'elle peut et doit encore apporter, par la connaissance nouvelle que l'homme acquiert de ses modes de fonctionnement, à ce que le sociologue Pierre Lévy, en anthropologue du cyberespace, nomme justement l'Intelligence collective.
Autrement dit, le travail collaboratif reposant sur la nouvelle infrastructure du savoir (l'image est de Michel Serres), du savoir distribué à l'échelle globale...
Il y a 14 ans, observant le renouveau de la recherche en sciences neuronales et les progrès parallèles des TIC - cybernétique, informatique, connectique etc. -, j'en avais tiré l'inspiration du texte quelque peu visionnaire qui suit, mais probablement passé inaperçu alors, tout comme l'an dernier quand je l'ai rediffusé sur mon blog. L'année passée également, collaborant de loin au travail d'un institut axé sur les sciences cognitives et comportementales, dans leurs applications individuelles comme sociétales, j'ai écrit comme un défi à l'avenir cette espèce d'équation qui m'était soudain venue en tête:
"Bientôt 7 milliards d'êtres humains x 100 milliards de neurones. Et après ?"
Attracteur étrange de toute réflexion, qui fera prochainement l'objet d'une des tables-rondes du premier "NeuroPoint" de l'Institute of Neurocognitivism Belux*.
Tout ceci pour conclure que nous vivons une époque formidable (qui peut être crainte, redoutable, au sens étymologique du terme latin formido,-inis, crainte, peur, effroi, terreur). Une époque où "les feux stellaires de l'imagination" d'un seul apprenti-sorcier peuvent déclencher une réaction en chaîne collective dont nul ne sait désormais, du train à hyper-grande vitesse où circulent les idées dans les réseaux neuronaux sociaux, où elle peut s'arrêter...

Bonne (re)lecture des phantasmes d'un certain Paul Scepticus!  


*Quand : lundi 16 mai 2011, 18h30-22h20 (accueil dès 18h00).
 Où : INC Belux, 81 avenue de Tervueren, 1040 Bruxelles.
 Inscription : info@neurocognitivism.be avant le 10 mai 2011.
  
 
INNEREYE ou L'ENCEPHALONAUTE (J.D., nouvelle, 1997)
Pourquoi ne pas poser là tout de suite sa tasse de café, s'installer au clavier et confier sans attendre à l'écran cette jubilation théorique qu'il lui tardait de soumettre à la réflexion de ceux qui cherchaient et qui commençaient à savoir?
Après tout, lui Paul Scepticus en était persuadé depuis longtemps déjà: la recherche informatique faisait fausse route. Ou plutôt, elle progressait dans le mauvais sens. Au lieu de mettre de plus en plus d'intelligence artificielle dans des machines hyper-sophistiquées qui tendaient à seconder voire remplacer le cerveau humain, c'est sur celui-ci qu'il fallait se concentrer, bon sang!
Oui, Scepticus l'iconoclaste, le penseur en chambre en était intimement convaincu: l'ordinateur de demain c'est l'homme, disait-il. C'est l'ordinateur HUMAIN!


L'ordinateur de l'avenir, aimait-il répéter, ce n'est pas le superordinateur contrôlant des mondes virtuels plus ou moins réalistes. Non, c'est le cerveau de l'homme, avec sa fantastique capacité mémorielle inexploitée, un million de fois supérieure au plus perfectionné des computers, ses 100 milliards de neurones reliés entre eux par des axones, véritable ramification de câbles de transmission, et s'interconnectant à la demande grâce à leurs fabuleux synapses neurotransmetteurs. D'où jaillissait, dans les plus brillantes des intelligences, une incessante explosion d'images virtuelles et d'idées nouvelles, en autant d'étincelles créatrices, d'illuminations.

"Et si l'intellect humain fonctionnait selon un processus analogue à la fusion nucléaire", s'était-il même demandé un jour. "Un bouillonnement permanent d'atomes de pensée capable de libérer par rayonnement une énergie stupéfiante, les feux stellaires de l'imagination!" Ah, si l'on pouvait pénétrer, via le nerf optique évidemment, aux confins d'une galaxie cérébrale, explorer tous les recoins de son néocortex, y caser une quantité astronomique d'informations, exploitables ensuite à la nanoseconde par un encéphalonaute bien entraîné à fouiller son propre univers mental. Après l'infiniment grand et l'infiniment petit, l'infiniment intelligent.

Après l'infiniment grand
et l'infiniment petit,
l'infiniment intelligent.


Imaginez le cerveau d'un Einstein bourré d'un maximum de données scientifiques vérifiées, classées et répertoriées, accessibles en priorité au principal intéressé mais aussi, avec son agrément préalable (bon, d'accord, il faudrait des zones à accès réservé), et avec les interfaces technologiques appropriées, à ses confrères semblablement dotés, tous branchés en réseau! Le plus imbattable des systèmes experts, le plus fabuleux des supports de l'imaginaire!

Peut-être même, qui sait, arriverait-on un jour à projeter et à visualiser hors du cerveau des constructions imaginaires venues de l'inconscient, les plus authentiques des images virtuelles? Comme ces rêves étranges et merveilleux jamais vécus, créations pures et éphémères défilant sur l'écran noir de nos yeux clos. Camera obscura, sténopé, regard intérieur, inner eye ! Introspectivement, n'était-ce pas là, après tout, le sens caché du mythe du Cyclope?

En tous les cas, il avait été naguère très intéressé par cette méthode japonaise de lecture ultra-rapide qui utilisait l'œil comme un appareil photo travaillant au 1/30ème de seconde et la mémoire comme un film sans fin de haute sensibilité, à la façon d'une caméra s'imprégnant instantanément de tous les détails d'un paysage. Ce qui, disait-on, permettait à un cerveau normal, bien entraîné à se mettre en ondes alpha, c.-à-d. dans un état de relaxation et de réceptivité idéales, de visualiser 60.000 à 80.000 lettres par minute et d'emmagasiner ainsi 3 ou 4 livres en huit minutes à peine. Pour Scepticus, c'était l'indice que l'on n'était déjà plus très loin de l'image bionique, dès lors que l'on s'intéressait aux capacités de l'être humain lui-même, en dehors de tout support technologique.

On n'était déjà plus très loin de l'image bionique, dès lors que l'on s'intéressait aux capacités de l'être humain lui-même.

De même, il avait souri intérieurement, c'est le cas de le dire, en apprenant que certains chercheurs imitant la nature, à l'Institut d'Electronique d'Orsay notamment, tentaient de mettre au point des rétines artificielles "intelligentes", sur base de circuits associant photodiodes et microprocesseurs. Pour des applications comme la lecture automatique, la commande d'un bras de robot ou encore - là quand même, Scepticus avait tiqué - le guidage d'un missile sur une source lumineuse en mouvement!

Toujours cette satanée pulsion belliqueuse! Et puis aussi, cette manie agaçante qu'avait toujours eue la recherche, depuis les premières machines inventées par l'homme, de vouloir systématiquement transposer ses comportements biologiques complexes dans des modèles mécanistes plus ou moins sophistiqués.

Ainsi, pourquoi créer un automate joueur d'échecs, même si c'était une merveille d'horlogerie ou d'informatique, aussi longtemps qu'il se trouverait des petits génies de 10 ans en chair et en os pour battre les plus grands maîtres internationaux?
L' homo sapiens sapiens, notre père à tous, n'aurait-il eu comme finalité que de devenir un thaumaturge engendrant artificiellement des homoncules dans ses laboratoires?

Dans le même ordre d'idées, quoiqu'il fût ici question de son plutôt que d'image, Scepticus avait encore relevé la volonté des scientifiques de Fujitsu de mettre au point un ordinateur directement commandé par les ondes cérébrales, capable donc d'identifier, dans l'espèce de "langage intérieur" qui résonne dans les neurones de tout cerveau humain, des messages précis et opérationnels, un "langage d'action", "silent speech" comme ils l'avaient baptisé.

Pour l'instant, ils en étaient seulement à pouvoir faire identifier par la machine la voyelle "a", formulée mentalement et repérée par l'émission, dans la partie frontale du cerveau, d'un onde au potentiel négatif de -4,25 microvolts. De là à ce qu'ils pussent recomposer tout un alphabet avec ses particularismes linguistiques, identifier des mots puis des phrases (dans quelle langue?), voire maîtriser une syntaxe rudimentaire, pour enfin donner du sens à ces volontés silencieuses, il leur restait un sacré bout de chemin à parcourir! C'était quand même plus simple de pousser sur un bouton!

Lui-même se souvenait, pour l'avoir lu quelque part, des efforts déployés, dès l'apparition des tout premiers ordinateurs de calcul binaire inspirés par la théorie de l'information de l'Américain Shannon, des efforts d'imagination déployés donc par un neurophysiologue et un mathématicien anglais, Mc Cullogh et Pitts, pour construire des machines capables de voir, de raisonner et de se souvenir.

Ils présentaient le "perceptron", première machine pensante conçue selon le modèle neuronal.

Eux et leurs émules pensaient bravement qu'il suffirait de s'inspirer de la structure du cerveau et des neurones en particulier, d'établir la carte de leurs connexions en réseaux, bref d'en reconstituer le hardware, pour fabriquer des ordinateurs intelligents. Comme s'il suffisait de contrôler la technologie du réseau téléphonique mondial pour maîtriser de facto la compréhension immédiate des échanges entre abonnés aux quatre coins de la planète! Qu'à cela ne tînt, en 1959, dix ans après le début de leurs travaux, ils présentaient le "perceptron", première machine pensante conçue selon le modèle neuronal.

Pauvres précurseurs qui devraient attendre près de trente ans avant de voir l'informatique avancée s’intéresser à nouveau aux "réseaux neuronaux", à ces systèmes logiciels d'une complexité sans précédent, capables d'apprentissage par le mode pseudo-aléatoire, presque comme le génie humain. Avec les progrès de la bio-électronique et les circuits à plasma remplaçant peu à peu les puces obsolètes, il ne manquerait bientôt plus grand-chose pour que l'on pût raisonnablement espérer singer in vitro l'activité cérébrale d'un débile mental profond voire, tant qu'à faire, celle d'un simple crétin. Mais la créature de Frankenstein aurait-elle jamais les intuitions géniales de son créateur?

Scepticus avait eu envie de leur crier, à tous, qu'ils se trompaient de route, qu'ils perdaient du temps, qu'un cerveau d'homme était la plus fantastique machine à penser que l'on pût jamais découvrir et exploiter, qu'il fallait se concentrer sur celui-ci, que le sien et d'autres sans doute étaient à la disposition de la science et n'attendaient que cela pour phosphorer et phosphorer encore.

La plus fantastique machine à penser que l'on pût jamais découvrir et exploiter.
Et puis, justement, une petite lueur s'était allumée quelque part, peut-être pas dans la calotte néo-corticale mais plutôt là, au fond, en-dessous des limbes, dans le cerveau reptilien. Comme un signal d'alarme, une peur instinctive et primitive. La peur que l'on en sache trop un jour sur les mystères de l'humanité et de chaque homme? La peur d'attirer l'attention sur une piste qui ferait que, demain comme si souvent dans l'histoire passée, des hommes seraient tentés d'en manipuler d'autres, de violer leur intellect, d'abuser de leur savoir à des fins destructrices. La perspective captivante, affolante, vertigineuse de pouvoir plonger dans les abysses de l'âme humaine, d'en découvrir et d'en contrôler le moindre tréfonds!

Paul? PAUL! En fin de compte n'était-ce pas plutôt sur le mode de la fission nucléaire que fonctionnait notre pensée, avec tous les risques d'éclater un jour à la face du monde, dans une énorme déflagration d'anti-matière? La pensée pure d'un cerveau humain poussé dans ses limites de connaissance, de raisonnement et de fulgurance intuitive ne risquait-elle pas de devenir inéluctablement une pensée finale?

Déjà dans les yeux des quelques personnes auxquelles Scepticus avait un jour tenté d'exposer ses théories fumeuses sur l'évolution de l'âge post-informatique, plus que de l'inquiétude sur sa propre santé mentale, il avait discerné la grande, l'immense crainte de l'inconnu, si lointain et si proche en chacun de nous. La prescience de découvertes irréversibles. L'angoisse qu'un jour l'homme, apprenti-sorcier ne maîtrisant plus son appétit de construire des machines de plus en plus follement géniales, ne s'en prît à lui-même et ne voulût devenir LA machine parfaite, vendant son cerveau à la science comme hier son âme au diable. L'ordinateur humain? Mais quelle horreur, réalisa-t-il soudain.

L'ordinateur humain? Mais quelle horreur, réalisa-t-il soudain.
Alors, dans l'instant même, Paul Scepticus décida d'en rester là, rangea dans une quelconque fenêtre de son traitement de texte le mémoire qu'il avait entrepris de rédiger pour exposer son point de vue à l'un ou l'autre esprit scientifique curieux, coupa cet ordinateur idiot qui ne pouvait rien y comprendre, quitta son bureau sombre. Et s'en fut rejoindre son adorable petite Clara qui l'attendait avec sa maman, au seuil de la maison, pour aller faire une promenade au soleil. C'était tellement plus important que de jeter les bases théoriques du premier homme-ordinateur!

Et c'est ainsi que les équipes de la Silicon Valley continuèrent longtemps encore à miniaturiser toujours plus les micro-processeurs, à tripoter des supra-conducteurs obtenus par biosynthèse et à contempler avec une fascination baveuse la représentation visionnaire de la communication plasmique dans la peinture de Kandinsky, tandis que l'humanité échappait pour quelque temps probablement à une belle catastrophe.

Jacky Degueldre, janvier 1997.