L'intelligence adventive: comment les réseaux sociaux essaiment ...sous contrôle

Cet article a été sélectionné et publié simultanément par Le Plus du Nouvel Obs.
Il y est accessible via ma page en ligne http://leplus.nouvelobs.com/jackydegueldre

N.B. 10082015 - Sur l'intelligence essaimée ou "en essaim" ("sworn intelligence", lire aussi le point 8 de l'article publié beaucoup plus récemment (début août 2015) par le futuriste Thomas Frey, sous le titre "Future of the Internet - 8 expanding dimensions", sur le site ImpactLab.net

Peut-être aussi aurais-je pu, sinon dû, titrer cet article « l'intelligence en rhizome », eu égard à la fulgurante progression souterraine des réseaux sociaux dans le substrat informatif sur lequel reposent désormais nos sociétés (Twitter, 11,5 millions de membres en 2009, en compterait désormais au moins 175 millions, contre 600 millions déjà pour Facebook). Puisque c'est bien de ce phénomène sociétal et comportemental, éthologique même, dont j'aimerais parler ici. Et de son mode de diffusion adventif1, à l'échelle extensive planétaire.
L'idée, que la philosophie qualifierait d'adventice2 car venant des sens et non innée, m'en est venue en lisant récemment, dans le supplément consacré aux plantes et jardins par un grand quotidien belge, un bel article intitulé, lui, « L'intelligence des plantes »3.
Grâce soit rendue à son auteur, Nathalie Kuborn, qui a eu l'excellente initiative de ressusciter pour la circonstance ces quelques lignes, citées in extenso, du grand poète, dramaturge et essayiste francophone Maurice Maeterlinck (Prix Nobel de littérature 1911) dans La vie de la nature:

« S’il se rencontre des plantes et des fleurs maladroites ou malchanceuses, il n’en est point qui ne soient dénuées de sagesse et d’ingéniosité.Toutes s’évertuent à l’accomplissement de leur oeuvre; toutes ont la magnifique ambition d’envahir et de conquérir la surface du globe en y multipliant à l’infini la forme d’existence qu’elles représentent. Pour atteindre ce but, elles ont, à raison de la loi qui les enchaîne au sol, à vaincre des difficultés bien plus grandes que celles qui s’opposent à la multiplication des animaux. Aussi, la plupart ont-elles recours à des ruses, à des combinaisons, à une machinerie, à des pièges, qui, sous le rapport de la mécanique, de la balistique, de l’aviation, de l’observation des insectes, par exemple, précédèrent souvent les inventions et les connaissances de l’homme. »

Génie végétal. La science infuse des plantes, anticipant sur celle des hommes pour conquérir stratégiquement le globe: quelle magnifique intuition poétique! Et quel remarquable paradigme de la prolifération en réseau. Cela me rappelle effectivement comment, au temps où je m'occupais avec un groupe de réfugiés d'un utopique potager solidaire baptisé par moi le Jardin des Déracinés et aménagé sur un ancien parking asphalté, nous avons dû lutter pied à pied, tige par tige, contre la redoutable Reynoutria Japonica. Autrement dit la célèbre et envahissante Renouée du Japon. Plante plus que vivace, dont quelques recherches sur Internet vous apprendront vite qu'elle est cultivée en Asie, où elle est réputée pour ses propriétés médicinales. Alors que, naturalisée en Europe et en Amérique, elle y est devenue l'une des principales espèces invasives, considérée même comme « peste végétale » et nuisible. Grâce ou à cause de son appareil racinaire très développé, constitué de rhizomes aux racines adventives à haut pouvoir de pénétration, c'est une arme botanique de prolifération à têtes multiples d'une efficacité quasi invincible. Nous l'appelions perce-bitume pour sa capacité à forer même l'épais revêtement bitumineux du parking, pourtant censé en protéger les bacs en bois de notre jardin potager. Réduite en micro-brindilles fibreuses mélangées au compost, elle repartait de plus belle et proliférait encore plus, comme un virus infectant un code-source. La seule manière – illusoire - d'espérer l'éradiquer totalement un jour était, nous avait conseillé un vétéran de la guerre végétale menée par lui sur les remblais de chemin de fer, d'épuiser la plante par le haut, en coupant court ses tiges et en les coupant encore et sans cesse, pour l'obliger à se redéployer visiblement en surface et non en sous-sol...

Stratégiquement, la méthode n'est pas sans évoquer, d'une part, celle adoptée dès 2009 par la CIA pour suivre de près l'activité et les contenus informatifs des médias sociaux « tels que Facebook, Twitter ou encore Flickr », analysés par la suite logicielle truCast de Visible Intelligence (Visible Technologies)4. Mais aussi, d'autre part, l'approche mimétique et invasive privilégiée par l'armée américaine (via son commandement central Centcom) pour, selon The Guardian (17 mars 2011), « influencer les conversations sur Internet et répandre la propagande pro-américaine ». Et cela grâce à un programme de manipulation informative développé en Californie par Ntrepid Corp.5, probablement contrôlé à partir de la Floride au stade opérationnel (US Special Operations Command), via des serveurs distants disséminés à l'étranger, et « destiné à créer de faux profils sur les réseaux sociaux, comme Facebook et Twitter » (sans cibler spécifiquement ceux-ci, affirme Centcom et précise donc le journal). De fausses personnalités en ligne que l'on désigne usuellement dans les médias sociaux comme des « sock puppets » (littéralement: fantoches , marionnettes), et qui ne s'exprimeront en tout cas pas en anglais – ce qui serait illicite venant d'une administration US risquant ainsi de tromper ses concitoyens-, mais dans certaines langues orientales (incluant « Arabic, Farsi, Urdu and Pashto »).
L'intelligence adventive, qu'elle agisse en secret ou au grand jour, qu'elle progresse pernicieusement ou ouvertement comme dans l'openGovernment qui entend ouvrir le plus largement possible les bases de données publiques aux usagers et opérateurs des réseaux sociaux, l'intelligence adventive, qu'elle inspire ou qu'elle conspire, me paraît être aujourd'hui, plus que la notion d'arborescence qui lui est génétiquement liée par la racine, le concept le mieux approprié pour décrire la progression rampante mais fulgurante, tout à la fois locale et globale, le cheminement rhizomique et exponentiel irréversible des interactions culturelles à grande échelle.
Comme on le voit bien dans le modèle macro-manipulateur élaboré par les services américains (parlera-t-on de manipulations infogénétiques pour ces fausses vérités génétiquement modifiées dès le code-source?), on est là à la convergence opérationnelle des « trois facteurs » qui, selon le fameux anthropologue indo-américain Arjun Appadurai, « affectent le plus la production de la localité dans le monde du présent – l'Etat-nation, les flux diasporiques et les communautés électroniques et virtuelles »6.
Autrement dit, c'est
l'intelligence adventive ambiante qui, à mon sens, caractérise aujourd'hui le monde de la «réalité augmentée » comme l'un « des lieux où le combat entre les imaginaires de l'Etat-nation, de communautés déstabilisées, et des médias électroniques globaux est en pleine progression »7
"CECI N'EST PAS UN SOCK PUPPET"
… mais une curiosité quand même!
Appel Skype reçu du grand patron de la NSA himself,
le mercredi 21 octobre 2011, 6 mois après... 


Ce n'est pas un hasard si se dessine au coeur de l'Union européenne, avec les réseaux sociaux pour vecteurs, un mouvement politiquement neutre mais actif de citoyens français expatriés qui se rassembleraient volontiers, et essaimeraient de même, sous l'acronyme fédérateur de Ra.ci.n.e., ainsi qu'un vent favorable m'en a rapporté l'éventualité (n.b. le vent porteur, autre stratégie de dissémination du génie végétal bien connue des espèces invasives). C'est aussi de l'intelligence adventive en progression. Et ce n'est là qu'un exemple d'une application éthologique directement inspirée de la Nature et d'un comportement résilient, en milieu virtuel comme en biotope naturel.
Je note à ce propos que l'on revisite opportunément aujourd'hui, dans le magazine français Philosophie8, le grand Leibniz et ses « Principes de la nature et de la grâce fondés en raison ». Où il est dit notamment que, simple ou composée, « la substance est un être capable d'action », que sans les simples il n'y aurait point de composés; et par conséquent toute la nature est pleine de vie »; que « les vivants dont les organes nous sont connus », en ce compris les plantes, ne viennent point du chaos « mais de la transformation des vivants préexistants ». Ce qui s'assimile à la métamorphose du vivant.

Nous devrions sans doute réfléchir davantage, culturellement, politiquement, stratégiquement, à cette métamorphose profonde, potentiellement induite dans nos sociétés post-modernes, par toute cette intelligence adventive véhiculée par Internet. Lequel se nourrit de sa sève cybernétique autant qu'elle-même se nourrit des myriades de données simples circulant sur le Net, prêtes à se répliquer et proliférer partout en colonies invasives, comme les plus simples et élémentaires fibrilles de l'exotique Renouée.
Mais sommes-nous prêts, par exemple, à discuter sur cette base des possibles mutations génétiques de notre modèle démocratique conventionnel? De la remise en cause de ce modèle comme seul porteur plausible de valeurs citoyennes et socio-environnementales planétaires? De la capacité métaphysique de notre intelligence adventive partagée à modifier durablement et en profondeur la vie en société telle que nous l'avons connue ou imaginée jusqu'ici? Pour rejoindre plus sûrement et par « le meilleur plan possible » ( à savoir: avec le plus grand ordre; le plus d'effet produit par les voies les plus simples; le plus de puissance, le plus de connaissance, le plus de bonheur et de bonté dans les créatures), l'idéal leibnizien de l'harmonie universelle, « le monde actuel le plus parfait qu'il soit possible »...On sait comment les puissances et les puissants ont toujours été préoccupés de nous concocter à leur façon « le meilleur des mondes possibles ». On peut désormais mesurer combien cette préoccupation reste éminemment stratégique à l'aube du Web 3.0 (le coût de développement du contrat militaire de « persona management » serait de $2,760,000); c'est relativement peu, mais une des sociétés concernées a déjà vu ses revenus augmenter de 714% sur 3 ans seulement). Le potentiel futur de l'intelligence adventive et ses risques collatéraux, bien sûr que de fins stratèges informaticiens s'en occupent pour nous. Et sûrement en étudiant sous un angle très pragmatique les connexions entre botanique et cybernétique, ainsi que les méthodes de dissémination rhizomique, de contrôle en ligne et d'éradication.
Mais c
omme dirait le MoD (le ministère britannique de la Défense, interrogé par The Guardian sur son éventuelle implication dans les projets évoqués ci-dessus),"We don't comment on cyber capability" ... (JD)

1C'est sciemment et par préférence que j'emploie la forme « adventive » de l'adjectif, terme naguère usité en droit aussi pour désigner « des biens qui arrivent pas succession collatérale ». Et qui me paraît mieux évoquer sémantiquement ici le caractère 'aventureux' et aléatoire de ce qui va, advient et se développe « à l'aventure », comme l'expansion de Facebook par exemple...
2Comme 'adventif': du latin adventicius, qui vient du dehors, de l'étranger, qui survient de façon accidentelle; lui-même du verbe advenire, arriver, advenir. Source: Gaffiot, Félix, Dictionnaire abrégé latin-français illustré, Paris, Librairie Hachette, 1936.
3Kuborn, Nathalie, « L'intelligence des plantes », in La Libre Belgique, supplément La Libre essentielle, n°139, 23 et 24/04/2011, pp. 18-19. On peut retrouver le texte intégral sur son blog personnel http://editopolis.wordpress.com/2011/04/26/l’intelligence-des-plantes/
5Société apparemment fondée et dirigée depuis janvier 2011 par un ancien de la CIA, Richard H. Helms, tout comme Abraxas Corp., spécialisée dans les « risk-mitigation services » en matière de sécurité nationale. A ne pas confondre, sauf lien de parenté possible, avec son homonyme, Richard McGarrah Helms, ancien Directeur de la CIA décédé en 2002 et « seul directeur à avoir été condamné pour mensonge par le Congrès des États-Unis sur les activités secrètes de la CIA », dixit sa page Wikipedia.
6Appadurai, Arjun, Après le colonialisme, Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2001-2005, pp. 282-283. Titre original: Modernity at large, Cultural dimensions of Globalization, University of Minnesota Press, 1996.
7Idem, p. 283.
8Lire entre autres dans Philosophie n°48 l'entretien, avec Michel Serres, intitulé « Internet, c'est vraiment du Leibniz sans Dieu… »