Ma route de pierre (5): donjons, drames et mystères


Où donc vais-je trouver à dormir à cette heure-ci ?, me demandais-je au soir du samedi 28, sur  le coup bien sonné de 21 heures, en escaladant cette nouvelle et longue côte censée me rapprocher de Sprimont. A Sprimont peut-être? A Florzé-Sprimont alors. Car un panneau à mi-pente venait de m'apporter la réponse. "Château de Florzé". Mariages, réceptions… allons-y, me dis-je, il y aura sûrement de la place.

                                      De la place, il y en avait en tout cas, dans ce grand et beau château-ferme en pierre du pays, pour la ribambelle de louveteaux de la 4e meute Waigunga du Chant d'oiseau (des Bruxellois!) qui en occupaient toute une aile. Leurs chef(fe)s et intendant(e)s m'ont gentiment accueilli et m'ont mis en contact avec le propriétaire des lieux, qui venait de les quitter. Plus tard, ils allaient même m'offrir à boire et me fristouiller des loempias, dis donc! La vraie hospitalité selon la loi scoute.
Avec le châtelain, occupant ce qui fut jadis la demeure des Comtes de Berlaymont, maîtres des carrières voisines, ce fut à vrai dire un peu plus délicat au départ. D'abord circonspect, s'agissant de me donner accès à l'autre aile du corps de ferme transformé en salon de réception, il me laissa quand même m'y installer pour la nuit, sur les grands cartons pliés qui  traînaient sur le sol. Sans lumière, mais au moins ici je serais au sec et mes vêtements aussi. Et l'évier du bar m'assurerait l'eau courante pour la toilette matinale! L'autoportrait réalisé au réveil atteste combien cette réjouissante pensée m'a aidé à passer une nuit moralement confortable…
Le dimanche matin fut heureusement d'un tout autre style, le propriétaire des lieux et Madame me conviant à partager leur petit-déjeuner ensoleillé, avec vue imprenable depuis une longue baie vitrée sur les somptueux panoramas du Condroz vers Nandrin et au-delà. Abondamment pourvu par les mêmes de photos anciennes des carrières de Florzé, lieu d'un tragique éboulement qui fit une dizaine de morts en 1954, il ne me restait plus qu'à aller à la découverte de celles-ci. Non sans participer au passage au barbecue organisé par la troupe scoute pour son départ…
J'en étais donc encore à l'esprit aventureux de l'éclaireur furtif en pénétrant, un peu plus tard et malgré l'interdit, sur ce que je pensais n'être qu'un site carrier ancien envahi par la végétation. Et là soudain, surprise, en contrebas, Black Hawk down! Sous mes yeux écarquillés, la carlingue kaki d'un hélicoptère de combat, suspendue à mi-hauteur entre les parois, à des cordages tout ce qu'il y a de plus militaires. Un camp d'entraînement discret?
 
J'ai bien vérifié en remontant à l'entrée, proche de la stèle commémorant la catastrophe de '54: aucune mention d'un quelconque "domaine militaire" réservé, à peine un panonceau évoquant la Région wallonne et l'interdiction de déposer des détritus. Ainsi les vieilles carrières de chez nous ont-elles aussi leur part de drame, de secret et de mystère…
Je n'avais que trop traîné par là. Plus loin m'attendaient encore Sprimont l'incontournable, sa côte redoutable, les murailles colossales de ses carrières et son imposant tailleur de pierre, d'une dimension quasiment mythologique.

Plus loin sur ma route, il y avait maintenant, après celle de l'Amblève, la vallée de l'Ourthe à rejoindre. Et Liège à traverser par les quais de la Meuse, via Chênée et Bressoux - le temps de m'y voir offrir, à la terrasse du populaire café Wolf, treize cents euros et plus pour mon attelage, de la part d'un sympathique fanfaron local, se croyant prêt à affronter le tour de Calabre en semblable équipage, avec son chien dans la remorque. "Mon vélo c'est mon compagnon de route, Monsieur, on ne se sépare pas de son compagnon de route. - Je vous comprends, Monsieur!"  
… Je ne parlerai guère, en revanche, de la médiocrité de mon accueil à la Médiacité en ce même dimanche par la responsable de la permanence RTBF. "Vous interviewer? Désolée, je n'ai personne de disponible, toutes nos équipes sont sur les inondations et les coulées de boue à Seraing, revenez lundi…" Evidemment, Madame, un journaliste seul sous le même orage, perdu là-haut à La Reid, c'est moins vendeur…

Au-delà de Liège c'est Visé que je visais. Et qui fut atteint, après moult arrêts photo des rochers de la Basse-Meuse, aux environs de 20 heures, juste assez tôt pour me laisser persuader par un passant de grimper au centre sportif tout en haut de la ville, à la recherche d'un hébergement pour la nuit. En vain, sinon pour y apprendre de source sûre cette fois, Monsieur Léon, qu'un gîte accueillant m'attendait… tout en bas, "Devant le pont", sur l'autre rive de la Meuse. Et c'est ainsi que je me posai, fourbu mais ravi, sur le coup de 21 heures, "Au Quai" des oies, à l'enseigne de même, chez Claire et Christian, grands randonneurs eux-mêmes, sachant à merveille comment recevoir avec égard le pèlerin, fût-il ou non de Compostelle… Ce soir-là, ça valait bien de déroger un peu à mon principe des 10 euros maximum par jour, d'autant que le lendemain…
Le lendemain, lundi 30 juillet,  c'est sous un ciel d'abord lourd de menaces que se fit mon départ, très tardif une fois de plus, vers le bout du bout de ce recoin méconnu de Belgique, à deux pas de Maastricht. Les carrières de Lixhe, la haute tranchée de Lanaye ou Lanaken, Eben-Emael premier fort de la Meuse sur le Canal Albert. Intimement mariée à l'eau, la pierre encore, ici tendre et jaune, siliceuse voire gréseuse, là armée de la dureté du silex sédimenté dans l'argile ou la craie par le poids des océans d'antan…
Sur la hauteur, dominant la petite vallée du Geer, du quiet village d'Eben-Emael, j'avais un rendez-vous, pris de longue date dans ma tête, avec le souvenir du tailleur de pierre philosophale Robert Garcet, rencontré ici naguère quand j'étais venu pour la première fois admirer son incroyable donjon de silex. La Tour carrée d'Eben-Ezer. Dix mètres de côté au bas mot. Des milliers de nodules de silex empilés sur sept étages, eux-mêmes surmontés aux angles d'une sphinge et de trois autres impressionnantes créatures ailées adressant un message de paix - et non de menace, y assure-t-on - aux quatre coins de l'horizon. Qui n'a pas vu la tour de pierre du pacifiste Robert Garcet dresser sur les horizons hesbignon et mosan son étrange silhouette couronnée n'a pas vraiment approché l'âme mystérieuse de ce pays. 

L'homme était philosophe, autodidacte mais lettré, sachant tracer le latin lapidaire et le grec de Socrate, qui fut bien avant lui et tout comme lui tailleur de pierre. Pour l'avoir croisé ici même il me semble, sur son chantier, dans ma jeunesse avide d'étrangetés, j'avais gardé le souvenir d'un visage taillé au burin, d'un béret d'ouvrier coiffant ces traits marqués par le travail, de mains calleuses et puissantes. Cette image gravée dans ma mémoire, j'avais voulu l'an dernier la graver sur papier. Là voilà désormais gravée sur le disque dur de la Fondation Garcet, modeste hommage d'un utopiste à celui qui croyait à son rêve jusqu'à le bâtir de ses mains...Libéré de cet engagement avec moi-même, il me restait à présent à terminer en beauté mon parcours, non sans l'infléchir d'abord vers l'ouest, par les doux et verdoyants coteaux du Geer. Avec une très belle découverte au passage: quel enchantement de découvrir, au bas d'une route agricole me détournant du plateau hesbignon aux confins de la Flandre toute proche, que nous avons par là, dans les hauteurs crayeuses de Wonck, une sorte d'habitat troglodytique! Et même, à scruter de plus près la pierre, une fantasmagorie...Mais je n'en avais pas vraiment fini avec les carrières. Après une brève incursion en terre flamande via Tongres (un petit bonjour à Ambiorix sur son dolmen anachronique), pour y loger chez des amis du côté de Saint-Trond, il me restait à retourner vers la Meuse le mardi 31. A Amay d'abord, moins pour aller (re)voir le beau sarcophage de blanche pierre sculptée de Sancta Chrodoara, princesse mérovingienne, que pour y faire escale à La Paix-Dieu, ancien couvent de moniales devenu le siège du Patrimoine wallon. Vers Huy et Andenne ensuite, le mercredi 1er août, via Bas-Oha, Seilles, Sclayn, pour y observer de plus près quelques-unes des carrières de la vallée de la Meuse moyenne. Sans manquer d'en sortir à la gare de Sclaigneau, avec  sa terrible côte en lacets, seul moyen rapide d'aborder au plus droit, après le Namurois, le plateau brabançon. 
C'est qu'il me fallait encore, pour être complet, filer plus au nord sur le centre du pays. Observer le passage de la pierre bleue et du style mosan aux grosses fermes brabançonnes de pierre brune, puis à nouveau le gris-bleu virant au tuffeau blanc des belles bâtisses de la Vicomté de Jodoigne. Jolie petite ville empierrée où je comptais bien passer la nuit. Histoire d'être à pied d'oeuvre pour, le jeudi 2 août, aller voir de plus près, bouquet final, Gobertange et sa pierre beige.  

Gobertange: cette pierre claire à la patine grise dont est fait, véritable référence universelle, le magnifique hôtel de ville de Bruxelles, est quasiment épuisée aujourd'hui, hormis une petite exploitation qu'il ne m'a pas été donné de voir. Pour cause de vacances annuelles...
Par contre cette contrée ravissante recèle encore, avec des villages comme Saint-Rémy-Geest et des carrières autrefois prospères comme Dongelberg ou Opprebais, de véritables trésors minéraux. Dans tous les sens du terme, puisque plusieurs servent aujourd'hui, quand on n'y plonge pas, de véritables réservoirs de captage pour la société des eaux. L'image du bassin carrier reprend ici toute sa valeur : la pierre contient l'eau, l'eau qui contient la vie...Cela aurait pu être le mot de la fin mais, depuis le vallon du Gobertange, j'avais encore prévu de rejoindre Bruxelles en passant par Genval, le vendredi 3 août. Sans le moins du monde préméditer que ma route de pierre passerait, au retour, devant l'usine d'embouteillage d'une célèbre boisson rafraîchissante. Un sponsoring de circonstance? En tout cas c'est un choix délibéré qui a produit la dernière image de ce carnet de route, prise sur la devanture d'un réputé glacier ucclois. Après pareil périple et plus de 59.000 kilocalories dépensées, j'avais bien mérité un petit café glacé, non? Et puis, c'est qu'il s'agissait de garder l'esprit frais pour mettre le point final à trente et un jours de notes...
 

Achevé provisoirement le 7 août 2012 à Forest.
Jacky Degueldre