Flux migratoires, médiatiques, culturels, événementiels


Vertigineuse époque que la nôtre, dans laquelle la dimension planétaire se confond désormais avec le World Wide Web, un gigantesque réseau de réseaux de communication plus que jamais parcourus d’un flot ininterrompu et sans cesse croissant de messages, de flux médiatiques se superposant à une multitude de flux migratoires eux aussi croissants et globaux, bouleversant à jamais l’ordre de ce monde post-colonialiste (ou néo-colonialiste, diront certains). Sans même parler des gigantesques flux économiques et financiers dont les soudaines ruptures de charge critique, telles que nous venons justement d’en vivre une, entraînent ce monde en des marasmes sans précédent dans le cours de l’histoire.


Même le fameux tourbillon de l’actualité est une représentation qui ne rend plus que faiblement compte de la réelle dimension événementielle de cette cascade de changements profonds affectant sans rémission possible nos sociétés. Je veux parler là des aspects accidentels, déclencheurs, de rupture, de disjonction, qui caractérisent les événements systémiques majeurs que nous avons connus récemment, connaissons aujourd’hui et connaîtrons encore.

Un exemple récent pour mieux comprendre? Par décence je ne parlerai pas de la tragédie d’Haïti, ce serait trop simple, trop effroyablement évident. Mais considérons avec un peu de recul Septembre 2001 et la montée furieuse de la vague sécuritaire, non endiguée à ce jour, qui a suivi le choc émotionnel, énorme. Une riposte mue par le stress sociétal et l’angoisse indicible, à l’échelle d’un traumatisme aussi profond que ces tours étaient hautes. Après tout, c’est le World (Trade) Center, littéralement le centre du monde, qui s’effondrait sur lui-même. Ground Zero, la terre à néant. Anéantie symboliquement sous les yeux du monde entier, webcams Internet et caméras de télévision semblablement écarquillées devant l’horreur.

Irruptive, imprévisible, décisive, bref irréversible, la transformation planétaire, la globalisation due pour l’essentiel à la croissance exponentielle de l’Internet est, très certainement oserais-je répéter ici* , - et mis à part, éventuellement, le changement universel des mentalités lié à la prise en compte, encore en devenir, du changement climatique – le seul véritable « giga »- événement culturel dont puisse se targuer l’histoire humaine récente.

Genèse et finition du pictogramme Migrantas: "Not a terrorist"...
Dans ce contexte et face au cataclysme événementiel évoqué ci-dessus (évitons donc ce cliché moderne qu’est devenu le tsunami, presque insupportable de récupération, quoique bien tentant quand on s’appuie sur un paradigme directement inspiré par la dynamique des fluides** ), je suis d’autant plus heureusement frappé par la modeste mais courageuse, intelligente et lumineuse initiative interculturelle prise par le groupe féminin berlinois des Migrantas , que le web, précisément, m’a permis de découvrir. Via, c’est très symptomatique, un simple petit «tchip-tchip » de moineau sur le réseau en ligne Twitter.

Leur démarche remarquablement créative (on peut vraiment parler ici d’intelligence collective) est bien illustrée par le pictogramme « Not a terrorist » ( © Migrantas) que je me permets de reproduire ci-contre. Et qui n’est pas par hasard le premier de leur catalogue en ligne.


L’idée est toute simple : donner, par le langage des signes graphiques, de la visibilité sociale aux pensées et sentiments, trop souvent ignorés, de la vaste communauté des femmes migrantes.


Working with public urban spaces as its platform, migrantas aims to make visible the thoughts and feelings of those who have left their own country and now live in a new one.
Mobility, migration and transculturality are not the exception in our world, but are instead becoming the rule. Nevertheless, migrant women and their experiences remain often invisible to the majority of our society.
Migrantas works with issues of migration, identity and intercultural dialogue. Their work incorporates tools from the visual arts, graphic design and social sciences. ©migrantas.org


Extraordinaire application des propos visionnaires (1996) de l’anthropologue indo-américain Arjun Appadurai dans son livre Modernity at large, Cultural Dimensions of Globalization*** . « Dans la mesure où l’Etat-nation entre dans sa phase terminale (si du moins mes pronostics sont justes », écrit ce théoricien radical de la « rupture générale de la substance même des relations entre sociétés », « nous pouvons déjà nous attendre à découvrir autour de nous des matériaux pour reconstruire un imaginaire postnational. Sur ce point, je pense que nous devons prêter une attention particulière à la relation entre les moyens de communication de masse et les mouvements migratoires (…) Nous devons notamment étudier de près la variété de ce qui est apparu sous la forme de diasporas de publics enfermés dans leur bulle.(…) Les diasporas de publics enfermés dans leur bulle, différentes les unes des autres, constituent les creusets d’un ordre politique postnational. Elles ont pour moteur de leur discours les médias de masse (à la fois moyens d’interaction et d’expression) et les mouvements de réfugiés, d’activistes, d’étudiants et de travailleurs ».
C’est très exactement, me semble-t-il, le modèle qu’illustre en contrepoint, dans l’objectif poursuivi comme dans la manière adoptée, l’initiative « transculturelle » des Migrantas, groupant réfugiées et activistes, que celles-ci soient artiste, graphiste, designer, journaliste ou sociologue.
Nés dans un atelier créatif interculturel, improbable « checkpoint Charlie » de ces diasporas berlinoises d’adoption, inspirés par un imaginaire collectif qui est comme une bulle (d’oxygène) doublement partagée par ces femmes et migrantes, leurs étonnants pictogrammes récupèrent un langage stéréotypé de la « modernité » graphique - dans un style mis au point, soulignons-le, pour les Jeux Olympiques de Munich 1972, endeuillés par une attaque terroriste très médiatisée déjà.

Récupération ou plutôt détournement (sans jeu de mots déplacé), à des fins à la fois sociales, politiques et médiatiques, d’un langage non verbal, universel donc. Langage qu’elles vont finir par imposer doucement comme un moyen d’interaction et d’expression très efficace sur les murs de Berlin - au cœur déstructuré du plus bel exemple qui soit d’Etat-nation à jamais revenu et déconnecté du nationalisme - ainsi que dans les médias de masse, Internet y compris.
Et voilà maintenant que réémergent ces signes pictographiques, balises expressionnelles de flux migratoires bien réels dans un flux RSS virtuel, à la faveur de la diffusion/réception accidentelle, sur le réseau social Twitter, d’un petit « tweet » discret de 140 signes…

« La culture tient notamment», pouvait-on lire dans La Communication, anthologie structuraliste du sociologue Abraham Moles parue en 1976 (CEPL), « dans les façons de faire, les habitudes motrices, les coutumes et les traditions, les comportements rituels ou programmés et, plus encore, dans les signes, les mots du langage, les habitudes sensorielles, tout cet univers de signes qui eux-mêmes contribuent à l’organisation de la ‘perception’ ».

Qui aurait pu penser, alors, que les nouveaux flux médiatiques à venir amplifieraient à ce point notre perception potentielle du moindre signe ? Faisant du chant polyglotte de petits canaris rassemblés quelque part à Berlin, un message universel de paix et de bonne volonté qui pourrait faire le tour du monde en quelques clics. Et, qui sait ?, à l’instar du fameux effet papillon, déclencher un jour une prise de conscience, à l’échelle planétaire, de l’impérieuse nécessité d’une nouvelle culture de l’Autre et de l’Ailleurs…

JD300110

* Cette phrase est extraite de Premiers éléments d’un glossaire de l’événementiel, Essai d’approche paradigmatique de la notion d’événement, présenté fin 2009 au sein du Département Comu de l’UCL.
** Confer, en ce qui concerne la notion essentielle d’irréversibilité événementielle, les incontournables thèses du Pr Prigogine, prix Nobel 1977 pour ses travaux sur les structures dissipatives.
*** Maladroitement titré en français, Après le colonialisme, Les conséquences culturelles de la globalisation, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2005. Dont sont tirés, pages 58 et suivantes, les extraits ci-dessus.